« Derrière l'hétérogénéité des dispositifs, apparaît un principe unique : des internautes, non professionnels du journalisme, contribuent directement à la production de l'information d'actualité ». Voilà le constat simple à partir duquel Denis Ruellan se propose de Penser « le journalisme citoyen » . Si aujourd'hui personne ne peut contester cette réalité, ce chercheur en tire une analyse originale, axée sur les internautes et qui s'éloigne des discours que les journalistes et les professionnels des médias tiennent sur le phénomène « pro-am ».
Ce professeur en Sciences de l'Information et de la Communication et chercheur au Centre de Recherche sur l'Action Politique en Europe (CRAPE) mène depuis le début des années 90 une série de recherches sur le journalisme. En 2006 (dans un article intitulé « Pairs, sources et publics du journalisme » co-écrit avec Roselyne Ringoot), il développe l'idée d'une porosité entre les journalistes, les sources et les publics.
Avec l'article publié la semaine dernière dans le 13ème cahier de recherche du MARSOUIN (pôle armoricain de recherches sur la société de l'information et des usages de l'internet) il est l'un des premiers universitaires – parmi ceux qui suivent les évolutions du journalisme – à proposer une analyse des mutations en cours.
J'ai retenu trois idées parmi les nombreuses développées.
L'éloge de l'ordinaire
Denis Ruellan rejette les expressions « journalisme citoyen » et « journalisme participatif », qu'il juge inappropriées et réductrices, et leur préfère l'expression « journalisme ordinaire ». Pour lui, l'espace du journalisme excède largement celui des journalistes qui font profession de cette activité. Il défend l'idée d'un journalisme «constitué par l'ordinaire, par ce que disent les non professionnels à son propos, leurs manières de le recevoir et de le pratiquer ». Il propose de le penser en accordant une place de choix aux gens "ordinaires" qui produisent et/ou diffusent de l'info sans prendre forcément les journalistes en référence. D'autres chercheurs au sein du Réseau d'Etudes sur le Journalisme partagent et défendent également cette thèse.
D'amateurs « personnels de renfort » à un renfort mutuel.
Pour comprendre les articulations entre professionnels et amateurs, Ruellan s'inspire de la sociologie interactionniste américaine d'Howard Becker et de sa façon d'envisager l'art. Becker considère que l'art est le produit d'une action collective, de la coopération de plusieurs personnes aux activités variées sans lesquelles les œuvres d'art ne pourraient voir le jour. Un concert existe grâce aux artistes qui se produisent mais aussi grâce à des « personnels de renforts» tels que les machinos, les videurs, les couturières, les régisseurs, les guichetiers, etc. qui effectuent des activités de soutien. C'est en transposant ce raisonnement que Ruellan présente le journalisme comme « un réseau de coopération dont tous les acteurs accomplissent un travail indispensable à l'aboutissement de l'œuvre ». Pour lui, à l'heure qu'il est, la majorité des projets éditoriaux dits participatifs placent les internautes comme des personnels de renforts des journalistes qui restent les pivots des relations sources/journalistes/publics. Pour autant, il fait l'hypothèse que "nous nous dirigeons vers une situation de renfort mutuel entre journalistes et amateurs".
Cette vision qui n'oppose pas les amateurs aux professionnels, qui ne cherche pas à identifier des rôles prédéfinis pour chacun est plutôt enthousiasmante. Mais qu'en penser ? Pas sûr qu'elle soit appréciée et partagée par les journalistes, qui ne représenteraient plus qu'un maillon parmi d'autres dans les mondes du journalisme…
Des journalistes qui cherchent à maintenir les « frontières ».
En effet, les responsables de sites d'info participatifs, comme Rue89 ou Lepost pointent les différences entre leurs sites « mixtes » et Agoravox et ne cessent de rappeler qu'ils « ne demandent pas aux internautes de devenir journalistes » (Benoît Raphaël) et qu'« on ne peut pas s'improviser journaliste, [que] c'est un métier qui a ses règles, qui nécessite des compétences, une formation » (Laurent Mauriac). D'ailleurs, la rédaction du Post réalise un travail de vérification, de correction, de réécriture avant de publier des articles d'internautes en « Une ». Le message est clair, on ne s'improvise pas journaliste ! De là à penser que les journalistes s'organisent pour « contrôler les émergences » des amateurs et pour maintenir la frontière entre eux et leurs publics, il n'y a qu'un pas que Denis Ruellan franchit.
En effet, il se montre critique face à des projets tels que ou Ohmynews ou Rue89, qui relaient les amateurs au rôle d' « adjuvants » et qui ne placent pas suffisamment, à son sens, l'ordinaire au centre des pratiques rédactionnelles. Peut être que Lepost, a priori lancé après la rédaction de son article, trouverait davantage grâce ses yeux.
L'article complet est disponible ici, alors si le courage vous en dit …
Pour les plus curieux, allez faire un tour sur le site de Denis Ruellan, il revient sur ses principaux axes de recherches, sa façon d'appréhender le journalisme et met en ligne de nombreux articles. C'est une mine d'informations.
Sophie FALGUERES
« il se montre critique face à des projets tels que ou Ohmynews ou Rue89, qui relaient les amateurs au rôle d’ « adjuvants » »
Ce qui fait que je préfère, en tant que très gros consomateur d’information, aller sur Rue89 plutôt que sur LePost ou Agoravox.
Bref, a voir ce que l’on cherche, mais moi je veux un vrai boulot de journaliste.
Bonjour,
Je ne comprends pas que Ruellan introduise l’idée de « journalisme de renfort », puis critique les sites qui valident cette idée.
Ce qui manque toujours à ces analystes est une vision historique. Le journalisme « ordinaire » existe depuis que les médias existent. La PQR en est un exemple frappant.
Enfin, ce journalisme ordinaire peut se suffire à lui-même. Il ne nécessite des journaliste qu’au niveau de l’éditing. Pas nécessairement au niveau de la production.
C'est vrai que la vision historique manque souvent dans les analyses d'info/com, mais là pour Ruellan, je ne crois pas que la critique tienne. Il travaille sur la construction de l'identité journalistisque et remonte pour ce faire au 19ème siècle. IL montre que celle ci est le produit de l’histoire et préconise une approche anthropologique pour "puiser dans les racines les causes de l’identité contemporaine". Quant à la PQR, ruellan y fait souvent référence dans ces travaux. Un article nommé "Un journalisme du coin du feu" 'accessible sur son site) porte justement sur les correspondants locaux.
Je vous conseille également la lecture d’un article d’Olivier Trédant, chercheur à Rennes, qui se pose également la question des stratégies identitaires des journalistes, confortés, grâce au journalisme citoyen et au pro-am, dans leur position dominante….
http://www.surlejournalisme.com/textes-en-partage/lectures/journalisme-citoyen/
Et si je vous disais que ça fait 50 ans que ça existe la pro-am, et qu’en PQR on l’appelle correspondant local… Ca vous fait quoi ?
le pro-am, vous aviez corrigé de vous-même ;)
Au passage, le lien est mort : 403 Forbidden
Bonjour Sophie,
votre article est très intéressant. Il s’avère que je viens de conceptualier une émission de télévision que je vais tourner début février et dont le thème est le journalisme citoyen. Je suis en dernière année à l’Institut international de l’image et du son, section production. C’est une émission débat autour de cette notion de journalisme. J’aimerai beaucoup vous interviewer ou peut être seriez vous disponible pour être mon invitée ? Je pense que cela serait très enrichissant. vous pouvez me joindre par mail: lou.rozes.moscovenko@gmail.com
Si vous connaissez des personnes aussi intéressantes que vous et passionées par le sujet, vous pouvez me contacter aussi.
Je vous remercie d’avance,
Bien à vous,
Louise Rozès-Moscovenko