Ô combien critiquable. Et je ne suis pas seul à le dire, au lu du Rapport d’information présenté par les Députés Jean Dionis du Séjour et Corinne Erhel, déposé en application de l’article 86, alinéa 8, du Règlement de l’Assemblée Nationale, par la COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES, DE L’ENVIRONNEMENT ET DU TERRITOIRE, portant sur la mise en application de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Rien de moins.
Avertissement : il est clair que les députés ne parlent pas spécifiquement de cette affaire, puisque leur Rapport a été déposé AVANT le jugement. Il n’empêche que les extraits que je choisis sont suffisamment explicites pour montrer la nature fortement critiquable du jugement signé par le vice-président du tribunal de grande instance de Paris, M. Philippe Jean-Draeher.
Jugement intégral ici. Mise en scène ici.
Sur la jurisprudence (c’est moi qui souligne) :
Les rapporteurs considèrent que d’une part le statut d’hébergeur doit être préservé contre les interprétations jurisprudentielles qui aboutissent, au contraire de la lettre de la loi, à le confondre avec celui d’éditeur, mais que les hébergeurs doivent aussi mieux appliquer les dispositions de la loi qui les obligent à présenter les moyens qu’ils mettent en œuvre pour assurer le respect par les éditeurs hébergés des dispositions de la loi sur la lutte contre les déviances exposées ci-dessus et de ses dispositions concernant les intérêts privés…
Or il me semble qu’Eric Dupin était parfaitement identifiable et qu’il aurait immédiatement supprimé l’info et le lien diffamatoires.
Jean-Baptiste Soufron, avocat, est plus clair encore :
En gros, le tribunal a visiblement confondu les notions juridiques d’hébergeurs et d’éditeurs avec les notions similaires du droit commun.En toute logique, il n’aurait même pas dû chercher à savoir si Fuzz était éditeur ou pas. Il aurait simplement dû chercher à comprendre si Fuzz était hébergeur ou pas. A quoi ça sert de faire des lois qui prévoient des régimes spéciaux si c’est pour s’amuser à inventer des critères pour que les gens ne rentrent pas dans ces régimes spéciaux ?(…)
Encore une fois, ce raisonnement sort un peu de nulle part. La LCEN ne donne aucun critère pour définir ce qu’est un éditeur. Elle donne seulement des critères permettant de dire que quelqu’un est un hébergeur.
Pour mémoire : « Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services. »
À première vue, c’est bien le cas de Fuzz, de Digg ou de Wikio.
En conséquence de quoi, ils devraient normalement bénéficier de la responsabilité aménagée de la LCEN. Ça a même été imaginé pour ça !
Ce que confirme le rapport à la section « La tentation de définir des cas où l’hébergeur devient éditeur » (p. 22), qui débute ainsi :
Requalifier les hébergeurs en éditeurs est la voie la plus radicale pour accroître la responsabilité des hébergeurs.
Et le rapport d’analyser deux décisions allant dans ce sens en ces termes :
Ces deux décisions posent problème. En effet, un fournisseur d’hébergement est nécessairement conduit à structurer l’information qu’il stocke sur son ou ses serveurs. Il doit en effet au moins allouer à l’hébergé un espace déterminé de son serveur et, pour que l’internaute puisse consulter cet espace, rendre visible cette structure au sein de la page même sur laquelle figurent les informations hébergées.
La structure donnée au service d’hébergement participe donc de l’essence même de ce service.La loi ne fait d’ailleurs pas dépendre la qualité d’hébergeur de la manière dont le service d’hébergement est organisé.
En tout état de cause, un hébergeur qui définit une typologie des blogs sur son site, et qui ventile ces blogs, au sein du classement qu’il a établi, en fonction de leur nature annoncée a une action beaucoup plus proche de celle d’une chaîne de kiosques à journaux, qui regroupe sur ses présentoirs les magazines en fonction de leurs centres d’intérêt, que celle d’un éditeur.
Voici donc toute l’argumentation des juges qui tombe, tant dans l’affaire examinée ici que dans l’affaire lespipoles.com.
Les rapporteurs soulignent d’ailleurs que la jurisprudence est en marche :
Il faut au passage noter que ces contentieux n’ont jusqu’ici pas fait l’objet d’arrêts de la Cour de Cassation : l’application jurisprudentielle de la loi est donc à ce stade encore mouvante.
Or voilà maintenant plus de 10 ans que les juges tâtonnent en matière d’Internet, depuis la condamnation de Valentin Lacambre jusqu’aux affaires les plus récentes, dont celle-ci (sur le fond, il y a d’ailleurs un parallèle évident entre les deux), il serait peut-être temps que la jurisprudence se stabilise : et dès lors que les juges peuvent compter sur une loi qui encadre la matière, quand bien même ladite loi reste incomplète et perfectible, qu’au moins ils l’appliquent !