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De la production à l’innovation

Dans de précédents articles j’ai abordé la difficulté de considérer la diffusion de l’information comme un capital, la dimension symbolique de l’art, son rapport au consensus de la réalité et le lien qui existe entre celui-ci et l’innovation dans leur nécessité commune de dissémination de nouveaux outils cognitifs, conceptuels ou relationnels (le consensus, le nouveau, le beau). J’essaye d’aborder ici le changement de paradigme de notre société, après le média de masse et la généralisation de l’accès à la consommation après la rationalisation de toutes les tâches répétitives, y compris les plus intellectuelles (autrefois porte de sortie de l’aliénation intégrée au toyotisme).


Dans le monde post-industriel, lorsque les coûts de production sont négligeables ou lorsque les entreprises ne veulent plus en faire l’élément stratégique de la valorisation de leur produit, l’innovation n’est plus un investissement dans un temps donné et devient le cœur du métier. Le secret et l’exclusivité, le brevet, s’expliquaient autrefois par le juste retour sur investissement que rapportait la rareté du produit. Si l’innovation prend la place de la production comme sens de l’ouvrage la rareté (secret, exclusivité, brevet) est un coût qui plombe sa dissémination.

Evidemment tous les métiers n’en sont pas là, une voiture est encore fabriquée matériellement (dans quelle proportion pour les voitures modernes ?) alors que la presse par exemple est devenue totalement immatérielle. Pour autant la dématérialisation apparaît bien comme l’objectif à suivre et non la marque d’une concurrence hypothétique entre différents secteurs économiques sur un marché fermé du financement. D’ailleurs pour reprendre l’exemple de l’automobile de nombreuses marques travaillent avec les mêmes soutraitants (je me rappelle notamment d’une Aston Martin Virage encore originale qui reprenait les même commandes au volant que des Opel Vectra), passent des alliances pour développer des plateformes communes tout en étant concurrent… la valorisation se trouve donc ailleurs. Que se passerait-il si du jour en lendemain la majeur partie des avancées technologiques dans ce secteur se retrouvaient publiques ?

Le monde de la dissémination généralisée de l’innovation existe dans l’informatique. Nous n’y assistons à aucun ralentissement, aucune baisse de la concurrence, aucune stagnation du nombre de produits différents, bien au contraire. Non seulement cette diffusion de l’information ne freine aucun développement mais en plus elle permet une meilleur capitalisation du savoir-faire (le fétichisme du capital intervient lorsque l’argent est objet de mérite plutôt que d’en être le signe). Les entreprises d’experts peuvent en effet plus facilement intervenir quand leur technologie se retrouve rapidement adoptée et les échanges entre entreprises enrichissent le produit en partageant les coûts de développement. La relation au consommateur s’en retrouve un peu chamboulée puisque l’offre à la demande n’est plus la réponse définitive à un besoin mais un service dans un projet. Le consommateur qui investit alors dans le produit relativement à un développement étranger à ce dernier n’est plus un consommateur mais un usager avide d’accompagnement. Qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’un particulier la consommation n’est désormais plus un achat au coup par coup mais la condition de l’action et de l’interaction, la condition constante de l’existence.

Comment valoriser son travail, l’innovation, lorsque l’information se retrouve partout répétée, accessible ? Quelle différence y a-t-il entre une Aston Martin et une Opel si ce n’est pas les pièces qui les composent ni les techniques d’assemblage qui grosso modo utilisent aujourd’hui toutes les mêmes chaînes de montage ? La réponse saute aux yeux entre ces deux modèles conçus à l’opposé l’un de l’autre (d’autant plus qu’à cette époque les Aston Martin n’étaient justement pas assemblées automatiquement comme aujourd’hui) mais devient plus troublante lorsqu’il s’agit de choisir entre une Citroën et une Peugeot, deux marques sœurs qui produisent quasiment les mêmes modèles.


Le consommateur, lui, va choisir une ligne ou une mise au point, une symbolique… voire il ne va pas choisir du tout et louera l’une et l’autre alternativement, sa propriété s’exerçant dans l’usage d’un objet qui n’a plus aucune espèce d’originalité en général, mais une différenciation locale à un moment donné dans un espace social choisi. La location d’une Smart coupé n’a plus de sens pendant la quinzaine du cinéma à Cannes lorsque de belles italiennes défilent au ralenti, faisant entendre la musique de leur moteur en détachant bien les notes de chaque cylindre une par une. A l’opposé j’ai vu dernièrement une Porsche mauve métallisé (glossy pourrait-on dire pour coller à l’époque) tirer une caravane beige mat des plus banales (années 80 voire 70) sur l’autoroute des vacances dans un second degré évident de la part du conducteur.

Dans le monde professionnel aussi on se retrouve à proposer à une mission à un polytechnicien ou un centralien, un consultant IBM ou Arthur Andersen en d’autres temps, une fois le choix fait sur l’image qu’on voudra produire, en interne ou en externe, la tâche réellement effectuée ne sera mesuré que si le décalage du symbolique au réel est important en remettant en question toute la chaîne de décision à la hauteur de la mise en scène. Mais il ne s’agit que d’une phase de transition dans laquelle le professionnel existe avant le travail, le travail avant la société et au bout une rémunération pourtant acquise dans un modèle sensé garantir un fonctionnement attendu, loin de toute innovation.


Pouvons-nous raisonnablement attendre que ces mutations profondes se fassent d’elles-mêmes et découvrir un peu tard, au sortir de cette phase de transition, que les lieux de mesure d’influence internationale investis alors par d’autres puissances en pleine révolution industrielle étaient abandonnés depuis longtemps de notre côté, engendrant mécaniquement de nouvelles sources d’un conflit majeur ?

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