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Crise industrielle ou crise de l’industrie ?

Les Etats Généraux de la presse réunissent l’état, les propriétaires de groupes de presse et des syndicats de journalistes afin de trouver une solution à la crise actuelle de leur secteur. Il s’agit d’un secteur typiquement en redéfinition, très concurrentiel, avec de nombreux acteurs très différents, aux modèles économiques parfois opposés, lui-même concurrencé par la télévision ou le web dans le secteur plus large de la transmission de l’information.

Invité aux matins de France-Culture le 6 novembre, Emmanuel Parody diagnostique au sujet de la presse une crise industrielle dans un système économique neutre et décidé une fois pour toute et propose des solutions techniques correspondantes. Il s’agit du point de vue « pragmatique » d’il y a encore quelques mois, lorsque parler d’imperfection du système socio-économique actuel était encore taxé d’idéologisme, et qui n’est pas à démonter entièrement (l’analyse de Parody est d’ailleurs très intéressante) mais dont on sent bien qu’il ne prend en compte qu’une partie de la problématique, une partie choisie avec soin parmi toutes les approches possibles. Lorsque Clémentine Autain oppose une vague critique selon laquelle les lecteurs ne seraient pas représentés dans ces états dits « généraux » alors qu’ils pourraient l’être dans la pratique (de nombreuses associations de lecteurs existent), l’invité répond en filigrane qu’il s’agit d’une opposition classique et réactionnaire à la limite de la démagogie qui ne se situe pas dans la réalité de la dimension industrielle de la crise: que ce n’est pas aux clients de dire au boulanger comment faire son pain. L’argument semble découler du bon sens, de ce même pragmatisme bienfaiteur des années 90, dont l’éloignement de toute démagogie fait que partout dans les chaumières, au coin du feu en train de moduler un poste de radio des années 50, la ménagère de moins de 50 ans des années 70 imagine le boulanger des années 30 crouler sous les demandes de ses clients, contemporains donc forcément toutes plus saugrenues les unes que les autres.

On rit de la gauchiste, on salue l’entreprise.

On laisse couler une larme en célébrant le boulanger. Et puis on l’écrase.

Parce que justement il ne s’agit pas d’artisanat mais d’industrie, que nous sommes en 2008, en pleine crise économique.

Dans un transfert de propriété nous pourrions considérer 3 notions à respecter: la salubrité (l’objet de la vente ne doit pas nuire à l’acheteur), l’hygiène (l’objet de la vente doit être nu de toute marque de précédente propriété) et l’usabilité (la possibilité d’utiliser l’objet de la vente doit perdurer après le transfert de propriété). Lorsque l’industrie transforme la production en représentation non ritualisée, le produit se retrouve dénué de toute signification. Si le moment de la vente reste ritualisé le produit y fait à nouveau signe en lui-même, possédant par nature une utilité définie, et le client prendra en charge l’usabilité de son côté en respectant cette utilité qui lui serait préexistante. Sur des biens encore chers, comme une voiture, la convocation des moyens d’achats, de consommation, est suffisamment coûteuse, passe par suffisamment de négociations avec différents intervenants reconnus par la société pour que le bien soit respecté. A la revente, aux conditions de salubrité (disons le contrôle technique de la voiture de notre exemple) puis d’hygiène (son nettoyage), s’ajoute désormais assez souvent une condition d’usabilité avec la mise en place d’une garantie de pérennité malgré l’usure, marque d’un précédent usage, si la réputation ou la confiance ne suffisent plus.

Lorsque le moment de la vente est intégré au processus de production, lorsque le produit est consommé parmi d’autres au sein d’un flux constant, la dimension de l’usabilité n’est plus prise en compte, la signification disparaît en même temps que tous les aspects ritualisés des interactions sociales et le propriétaire finira par démissionner assez rapidement. On peut appeler ça « la société du jetable » et accuser le consommateur de frivolité sans s’apercevoir que l’industrie aboutie d’aujourd’hui produit du déchet: une chose sans signification, sans propriétaire, sans usabilité.

Pour sortir de ce cul-de-sac écologique il faudra prendre en compte cette problématique, soit avec une approche plus ou moins religieuse en profonde rupture avec la dynamique sociale actuelle avec la création de nouveaux rites dans les usages et le recours à une conscience morale, soit dans une organisation sociale autour du phénomène de la consommation.

La société de consommation amène la personne à n’exister socialement que par la consommation, courante, comme processus identitaire, constant. Qu’on ne s’y trompe pas il s’agit de la revendication d’un nouveau droit. Et si elle est encore implicite on la retrouve déjà en creux comme une considération politique obligatoire sous la forme du pouvoir d’achat, par la subjectivité du calcul officiel de la pauvreté (comme un pourcentage de revenus plutôt que la mesure objective de conditions de vie), par l’insuffisance officielle de la condition de survie (ex: les bidonvilles sont interdits).

La conclusion que l’objet n’existerait plus en tant que tel si ce n’est comme un déchet n’est pas nihiliste et ne signifie pas que l’objet en tant que bien n’existe plus du tout. Un bien cesse simplement d’exister à partir du moment où il n’est plus consommé, c’est à dire où il n’est plus utile ou son utilisation plus envisagée: son existence passe par un tiers. Il garde toute sa signification le temps de son usage par l’usager qui existe lui aussi en partie grâce à lui. En fait l’usager intègre l’objet de consommation à sa propre existence et le rend signifiant au sein d’une mise en scène de son utilisation. On ne s’étonnera donc pas de le voir par exemple prendre son téléphone portable à tout bout de chant dès que le spectacle de la vie quotidienne tend à disparaître, dans un transport entre deux scènes médiatiques, sous des prétextes parfois abscons. Il ne s’agit plus d’appartenance, d’une auto-identification à l’accumulation de biens de consommation inertes mais d’une construction dynamique de l’identité par l’interaction quand bien même l’utilisation elle-même serait fictive (exemple de l’interprétation de la télécommunication avec un faux téléphone portable en plastique, inerte). L’étude du cyborg dans la société du spectacle, décomplexé de tout fétichisme en jouant à être son propre objet de désir pour mieux séduire son auditoire, pourrait être ici intéressante et aller jusqu’à évoquer l’onanisme politique de nombreux chefs d’état occidentaux.

Si il est nécessaire de rappeler le consommateur dans ses responsabilités de propriétaire il semble néanmoins qu’il soit indispensable, si on ne veut pas casser cette mécanique spectaculaire (en l’absence de légitimité d’une autorité morale et de ses commandements, c’est à dire dans une société suffisamment libérale, le vin prend plus de sens dans le verre de celui qui le boit que dans le fût de celui qui le produit industriellement), de persister dans la transformation de la propriété en service, à l’intérieur du flux constant de la consommation. Pour cela il est nécessaire de dynamiser vigoureusement le transfert de propriété pour le rendre léger et ainsi se donner la possibilité de le rendre continu. Si le recyclage matériel, sous la forme d’une transformation des matériaux qui composent le déchet, devrait être incontournable c’est d’une part que les conditions du transfert de propriété ne sont pas remplies (pas de nettoyage des déchets par exemple) et surtout qu’il n’est pas toujours nécessaire donc rentable: le recyclage social y est bien souvent préférable.

La performance écologique de donner à lire un journal papier à quelqu’un d’autre, même inconnu, est bien plus grande que de jeter celui-ci, y compris dans une poubelle adéquate. Ce n’est pas une raison de déclarer la mort de l’économie et le don lui-même a une valeur qu’il faut tracer, il s’agirait de mettre en place une organisation de celle-ci pour qu’elle suive les intérêts de la société et non l’inverse. Ainsi nous voyons fleurir les vélos de location limitée à moindre coût à l’intérieur d’un réseau géré par la collectivité qui en maximise le flux de consommation sans mettre en péril les moyens de transport explicitement collectifs aussi bien opérationnels que financiers.

Dans cette ambiance de dématérialisation, avec en interne des travailleurs n’ayant plus prise directe sur leur utilité et toujours pressés d’accepter des conditions de travail de plus en plus flexibles, la fin de l’entreprise entendue comme projet social au profit de son abstraction financière utilitaire, et puisque les moyens de communication distancent ceux de la monopolisation il semble en réalité farfelu de réfléchir à une industrie xénophobe, et notamment celle ayant trait à une production immatérielle par nature comme la presse ou la musique, qui expulserait, sous prétexte de difficulté à s’adapter, ses usagers éventuels selon le slogan guerrier donc improductif: « Soit tu es avec nous, soit tu es contre nous ».

De la même façon les moyens de nuisance sont aujourd’hui tellement grands que les pouvoirs publiques forcent à la collaboration, parlant du bout des lèvres de principe de précaution de santé et agissant clairement en vertu d’un principe de précaution sociale implicite en donnant les moyens à des entreprises privées d’éviter des phénomènes d’écroulements successifs qui emporteraient toute la société.

Qu’on le veuille ou non l’objectif de l’industrie est l’intégration de la production (auparavant à la charge de l’artisanat) et par là même la collaboration avec la collectivité à un niveau publique mais aussi privé. Si jusqu’à présent les conseils d’administration ne représentent pas effectivement les différentes composantes pourtant véritables de tout service social (existence d’un acteur de la propriété, le consommateur, additionnel aux exploitants et aux souverains, d’un capital collectif parallèlement engagé sur la couverture du risque social), celles-ci deviennent incontournables en cas de crise assumée. Aujourd’hui financière puis économique, écologique au moins en préparation, cette crise nous met en face de risques majeurs pesant sur la survie de notre civilisation tandis que d’autres proposent depuis longtemps ou depuis peu des alternatives dans l’expression de l’identité, des outils de négociations entre souverains, exploitants et usagers de propriétés pourtant matérielles, un rapport dynamique à l’équité et à la justice avec l’agilité commerciale résultante… Une synthèse doit être possible à condition de vouloir être acteur de sa propre mutation et peut-être faudrait-il déclarer l’industrie insuffisante et cesser de la souhaiter à travers la concurrence patronat-salariat.

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’à tout moment de revendication de la part des salariés le patronat en appelle, à mauvais escient à mon avis, aux usagers afin de condamner la discontinuité du service dont ils représentent pourtant la souveraineté: non seulement c’est paradoxal mais surtout le système médiatique doit appartenir à l’industrie pour pouvoir contrôler le contenu de cette information erronée.

Et c’est ici sans doute que les rencontres à l’occasion des états-généraux de la presse prennent leur sens car il est possible qu’il ne s’agisse pas d’étudier le caractère industriel de la presse qui pourrait être accidentellement en perte de puissance. Il est possible que les acteurs invités à ces réunions aient justement diagnostiqué non pas une crise industrielle locale à la presse mais une crise de l’industrie disposant de la presse comme d’un outil, que les patrons de presse ne soient pas des acteurs de l’industrie plus ou moins lourde du tout par hasard.

Se pose alors la question des objectifs suivis et du caractère civique de ces réunions. Finalement le terme d’états-généraux est bien choisi car il sous-entend uniquement la discussion des légitimités des uns et des autres au vu d’une mission et du bien publique… hélas il s’agit exactement du sujet évité.

Romain-Pierre BOURQUE

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