Il y a quelques jours Frédéric Cavazza écrivait un article, De l’inefficacite des medias sociaux à couvrir l’actualite chaude, dans son blog traitant des médias sociaux au sujet d’une incapacité des micro-bloggers et internautes non professionnels en général à produire une information qui aurait du sens. Cet article était inspiré par celui d’Alain Joannes, Attentats en Inde: citizen journalists plus commentateurs que reporters, lui-même référençant une étude d’Amy Grahan, et tournait autour de la couverture de l’actualité que représentait les récents et terribles attentas en Inde.
L’auteur y explique la difficulté rencontrée par les internautes à produire des contenus complexes et des analyses à valeur ajoutée, ceux-ci préférant se situer dans le commentaire. Il propose aussi la thèse selon laquelle le journalisme traditionnel aurait plus de facilité à prendre de la distance avec le sensationnalisme, le web, disons les médias sociaux puisque Frédéric Cavazza a choisi cet espace d’expression plutôt qu’un de ses autres blogs, ne pouvant au mieux que créer des communautés locales à des objectifs humanitaires (implicitement indiscutables dans les sociétés occidentales actuelles). Ainsi les internautes ne seraient que des caisses de résonance, répétant des contenus produits par d’autres, ou proposant des morceaux de réflexion, ou plutôt des réactions émotionnelles moins pertinentes que l’usage (arbitrairement considéré comme maîtrisé) de la raison, sous la forme de commentaires.
Francis Pisani, dans son article Twitter, info en fragments et « Story-telling », ne propose pas la même orientation en considérant que l’information en général, qu’elle se fasse par micro-blogging ou dans la presse classique, ne prend sens que chez le consommateur, le lecteur-internaute-spectateur. Ainsi la multitude de références s’articulent a posteriori, les cohérences et confrontations de thèses n’étant pas nécessaire à l’intérieur d’un même contenu qui se trouve de toutes façons mis en concurrence avec d’autres. On pourrait parler ainsi d’une perte de la nécessité de la thésaurisation, basée sur un constat de rareté, en période de grande fluidité des échanges d’information. Ainsi nous assisterions à une rupture dans le rapport à la lecture, le « story-telling » et le conte étant élaborés par le lecteur lui-même, en bout de la chaîne de médiatisation.
On pourrait aller plus loin que Francis Pisani en considérant que dans la société du spectacle, que dénonçait il y a longtemps Guy Debord, l’élaboration intellectuelle ne se fait même pas chez le lecteur-internaute-spectateur mais obligatoirement dans un dynamisme des références à travers une nouvelle mise en scène. L’internaute ne possède en effet à aucun moment une idée unilatérale de vérité, il pourra s’exprimer lui-même sur le web ou un autre support si il en a les moyens, pour faire résonner un point de vue ou une articulation de thèses, voire, comme Francis Pisani, Frédéric Cavazza ou Amy Grahan elle-même trouver l’occasion d’élaborer des débuts de nouvelles thèses qui ne seront réellement réalisées que collectivement. Plus modestement il pourra aussi discuter devant la machine à café au bureau ou proposer des points de vue rafraîchissants et spirituels à l’occasion de dîners mondains sans forcément y chercher une quelconque cohérence, sans respecter une ligne éditoriale qui ne se conçoit que dans le cadre d’une identification systématique et d’une traçabilité des comportements et déclarations, marques du totalitarisme lorsqu’elles s’appliquent aux particuliers.
Ainsi il ne s’agit pas tant d’une lecture fragmentaire que d’une écriture fragmentaire et même d’un processus d’élaboration de la pensée lui-même fragmentaire dans le sens où toute opinion, toute réflexion, toute analyse est négociée et remise en discussion. La vérité, multilatérale, n’est alors possédée par personne.
Peut-on alors parler de paupérisation intellectuelle ? Il s’agit d’une position assez largement partagée par nos élites intellectuelles. On pourrait ajouter « comme toujours » en remarquant que ces élites sont d’un certain âge ou bénéficient de privilèges (classe sociale, reconnaissance de pairs…) dus à une parfaite adaptation à un ordre social construit dans le passé (même s’il n’est pas périmé pour autant), c’est à dire que leur intérêt serait plutôt dans une stabilité de celui-ci plutôt que dans un dynamisme, un conflit de génération ou une crise. Ainsi on pouvait entendre dernièrement aux matins de France-Culture les inquiétudes de certains sur le désamour supposé des lectures longues, de la fin de la recherche d’une finitude de la vérité en dehors du spectacle (dans une sorte de bilatérale auteur/lecteur) et la rébellion abrutie contre une vertueuse soumission à une autorité intellectuelle (largement auto-proclamée). On pouvait même être un peu interloqué d’entendre que la culture générale était en perte de vitesse au regard de l’absence de reconnaissance (plus que de connaissance) d’un ensemble de savoirs particuliers considérés comme incontournables (et de psalmodier la fastidieuse Princesse de Clèves, l’étonnante bataille de Lépante au milieu d’autres sujets inintéressants, les noms triviaux de rue célébrant une histoire contestable -qu’en est-il d’ailleurs de vrais noms de rue de plus en plus remplacés par des noms propres issue d’une élite lustrée pour mieux croire s’y reconnaître et espérer une auto-célébration posthume?- et autres anecdotes franco-françaises), oubliant par là le qualificatif « générale » et confondant « culture », discipline idéologique et savoir encyclopédique.
Dans Le mal de Montano, vrai livre avec plein de pages (relativement au désamour supposé de l’effort de la lecture, comme si la lecture n’avait jamais été aussi un plaisir) que je lis de manière très fragmentée, Vila Matas, auteur contemporain, propose une oeuvre découpée en parties disjointes et qui se répondent. L’intérieur même de la première partie, qui pourtant fait croire à un récit, est un fouillis chronologique et géographique avec des personnages dont on sent bien qu’ils n’en sont pas tous vraiment. Écrite à la première personne, la dimension véridique de l’intime de ce qui semble être un journal, mais soi-disant appelé à devenir un roman, comme s’il n’en était pas déjà un, est complètement détruite par la seconde en quelques phrases pour mieux en faire ressortir le caractère immatériel et la nécessaire confrontation à d’autres constructions cognitives. Dans la seconde partie en effet Vila Matas propose de retracer sa propre construction littéraire en visitant ses lectures, empruntant ainsi à de nombreux auteurs fameux et démontant les engrenages de références implicites de sa première partie. J’en suis là de mes lectures et je me doute que la troisième partie saura à nouveau prendre une distance avec une sincérité qui devient douteuse à force d’être brandie par l’auteur d’une manière trop souvent ironique (même si l’honnêteté se situe justement dans le second degré explicite… mais il s’agit peut-être aussi du piège d’un vrai-faux mensonge). Ainsi il s’agit à n’en pas douter d’une écriture fragmentaire et plusieurs fois référencée, dans laquelle le commentaire devient thèse en élaboration, où le lecteur est pris à parti et où l’auteur est lecteur de lui-même comme d’autres (comme il est difficile à l’auteur de faire, au travers d’un livre, référence à ce qui est dit ailleurs par le lecteur justement en train de le lire, nous ne lui en voudrons pas trop… Italo Calvino ayant en plus échoué, selon moi, avant lui et dans les grandes largeurs à travailler directement le lecteur).
Cette fragmentation intellectuelle, ainsi décriée (on pourrait se demander plutôt si nous ne vivons pas une paupérisation de nos élites), qu’on retrouve chez Vila Matas comme dans de nombreuses oeuvres contemporaines aux ambitions artistiques, démontrerait plutôt un mouvement d’acceptation de la multilatéralité par la société civile et, c’est le sens de l’art, de la création d’une nouvelle culture autour de ce principe. On peut trouver la trace de ce phénomène par exemple dans le fonctionnement de Wikipedia qui représente une référence désormais incontournable dans le savoir sans pour cela devenir une autorité absolue. On note notamment de nombreux débats autour de la validité de ses contenus, pendant que ceux d’encyclopédies matérielles ne sont pas remis en cause tout en offrant des garanties encore moins importantes sans parler de nombreux livres remplis de bêtises, mais même ceux-ci sont finalement intégrés à la pratique culturelle dans le web avec la mise en perspective de toute référence et, en référence à Ilya Prigogyne, la fin des certitudes. L’explosion des blogs, des discussions au sein des réseaux sociaux et des forums jusque dans les exigences de concision chez les journalistes, qu’ils travaillent dans la presse écrite ou à la télévision, vont toutes dans ce sens.
Cette « élite » peu à peu mise en place à partir de la révolution qu’a représentée l’imprimerie (dématérialisation de la production culturelle) ne saurait reconnaître le même genre de changement de paradigme avec l’arrivée du web (dématérialisation du produit culturel), forcément mauvais puisque défaisant justement ce qui les a fait eux. Ainsi sur France-Culture cette idée de révolution sera rapidement évacuée par les invités, les chroniqueurs et l’animateur se rétractant (qui doit encore se demander pourquoi tout à coup ça lui est sorti de la bouche) à l’aide de l’argument type « ce n’est pas pareil car dans le passé il y avait de bonnes raisons », imparable puisque gratuit, sans aucune mise en perspective historique et symptomatique d’un rapport déficient à une pratique moderne de la culture. Ce quasi lapsus révolutionnaire vite oublié entraînera néanmoins l’émission matinale à ne plus gloser qu’autour du thème implicite de l’apocalypse (comme la description d’une fin des temps par un catalogue d’illustrations catastrophiques) jusqu’à son épilogue.
Pour finir nous pouvons revenir à ce choc des attentats indiens: pouvons-nous y trouver un sens dans des contenus personnels sur le web ou s’agit-il d’une complexité qui ne peut être considérée à sa juste valeur que par le journalisme professionnel ? Je ne rentrerais pas dans le débat de fond (ce sujet mérite un article à part entière, ou une thèse, et ne pourra pas être écrit ici) et il ne me semble pas nécessaire de retranscrire ici des liens spécifiques à ce sujet, chacun pourra justement faire son propre travail, car je remarque qu’aucun journaliste ne discute non pas seulement du caractère régional (en Inde) de ces terribles faits mais de son caractère local (en France) par le miroir qu’il tend à notre société en crise. Il n’existe pas d’intégration de l’actualité dans une temporalité, pas de « story-telling », ni de localisation d’aucune problématique dans la couverture actuelle des médias traditionnels situés dans la description et le commentaire visant à une mobilisation inappropriée. La condamnation réflexe de la barbarie, le rejet de toute négociation de notre société, le renvoi de l’autre dans un archaïsme sous le prétexte de notre désaccord et l’organisation en coalition imaginaire avec les autres spectateurs de l’actualité sont faussement rationnels.
Une fois connue, l’information unilatérale de l’actualité est bonne à jeter, l’information fragmentée est en revanche recyclable par une mise en scène toujours recommencée.
Romain-Pierre BOURQUE