L'Observatoire des médias

Umberto Eco: « Berlusconi, l’ennemi de la liberté de la presse »

Ah, Berlusconi. On en entend parler, de Berlusconi. On voit pas mal de choses, sur Berlusconi. On lit des choses, mais en ce moment, on voit beaucoup de photos, et dans des grands journaux. Des photos de femmes, de prostituées, un sexe en érection, aussi. Et là l’homme d’affaires, l’homme de média, devenu PDG de l’Italie s’énerve, contre la presse. Contre la presse nationale, et contre la presse internationale.

L’Espresso, qui essaie de faire son boulot, a publié cette semaine un numéro dans lequel s’exprime Umberto Eco. Titre de la tribune : « l’ennemi de la liberté de la presse« .

Bravant tout droit d’auteur, je me suis permis, pour le partage, de vous proposer ma traduction de cet article.

Est-ce que le pessimisme de la vieillesse, de la lucidité que l’âge apporte avec lui, mais je me sens une certaine hésitation, mélangée avec du scepticisme, à prendre la parole à l’invitation de la rédaction pour la défense de la liberté de la presse. Je veux dire, quand on doit parler en défense de la liberté de la presse cela signifie que la société et, avec elle, une grande partie de la presse, est déjà malade. Dans les démocraties que nous qualifierons de «solides», il n’est pas nécessaire de défendre la liberté de la presse, parce qu’il ne vient à l’esprit de personne de la limiter. C’est la première raison de mon scepticisme, d’où un corollaire.

Le problème italien n’est pas Silvio Berlusconi.

L’histoire a été pleine de l’aventure d’hommes aventureux, non dénués de charisme, avec peu de sens de l’État, mais avec une très haute estime de leurs propres intérêts, qui veulent établir un pouvoir personnel, sans passer par les parlements, les magistrats et les constitutions, distribuant des faveurs à leurs courtisans et (parfois) à leurs courtisanes, en définissant leur plaisir avec l’intérêt de la communauté.

Le fait est que ces hommes n’ont pas toujours conquit le pouvoir auquel ils aspiraient, parce que la société ne leur avait pas permis. Lorsque la société leur a donné son consentement, pourquoi blâmer ces hommes et non pas avec la la société qui les a laissé faire?


Umberto Eco. mtkr/flickr

Je me souviendrai toujours d’une histoire, que me racontait ma mère qui, à vingt ans, avait trouvé un bon poste de secrétaire dactylo chez un député libéral – et je dis libéral. Le lendemain de l’ascension de Mussolini au pouvoir, cet homme avait dit: «Mais au fond, avec la situation dans laquelle se trouve l’Italie, peut-être que cet homme trouvera un moyen de mettre un peu d’ordre ».

Voilà, le fascisme n’a pas été instauré par l’énergie de Mussolini, mais par l’indulgence et la décontraction de ce député libéral (représentant exemplaire d’un pays en crise).
Et donc il est inutile de blâmer Berlusconi, qui fait, pour ainsi dire, son travail. C’est la majorité des Italiens qui a accepté le conflit d’intérêts, a accepté les tours, et maintenant aurait accepté assez tranquillement – si le Président de la République n’avait pas soulevé un sourcil – la monarchie imposée (pour l’instant expérimentale ) à la presse.

Alors, pourquoi consacrer à ces mises en garde un numéro de «L’Espresso» si nous savons que celui ci tombera dans les mains de ceux qui sont déjà convaincus de ce que risque la démocratie, mais ne sera pas lu par ceux qui sont disposés à les accepter à condition qu’ils ne manquent pas leur émission de télé-réalité – et qui savent tellement peu sur les frasques politico-sexuelles, parceque l’information qui est en grande partie sous contrôle ne leur en parle même pas?

Alors oui, pourquoi le faire? La raison est très simple. En 1931, le fascisme a imposé aux professeurs d’université, qui étaient alors 1.200, un serment de loyauté au régime. Seuls 12 (1 pour cent) refusèrent et perdirent leur poste. Certains disent 14, mais cela confirme que le phénomène est passé inaperçu à l’époque laissant de vagues souvenirs. Peut-être les 1188 qui sont restés avaient raison, pour des raisons diverses et tout aussi respectables.

Cependant ces 12 qui ont dit non ont sauvé l’honneur de l’Université et en définitive l’honneur du pays. C’est pourquoi il nous faut parfois dire non, même si, de façon pessimiste, nous savons que ne cela ne servira à rien.

À moins qu’un jour, nous puissions dire que cela a été dit.

9 Juillet 2009. Umberto Eco. L’Espresso.

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