L'Observatoire des médias

Pourquoi les journaux de guerre Afghans n’ont pas été publiés aussi en France

Cela aurait pu être un scoop collectif qui passe aussi par l’Hexagone. Depuis des semaines, le site de collecte d’informations confidentielles Wikileaks travaillait avec trois rédactions sur le traitement de dizaines de milliers de rapport d’incidents en Afghanistan : le New York Times, le Guardian, et le Spiegel, avec qui ils avaient partagé leurs données.

Arme d’information massive?

Une masse colossale de données, directement extraite du système informatique utilisé par l’armée en Afghanistan, prouvant notamment que les services de renseignement pakistanais instrumentalisent les talibans afghans et auraient même projeté d’assassiner le président Hamid Karzaï. Une vision méticuleuse, détaillée et crue de la guerre, loin de l’image héroïque renvoyée par les reporters qui partent « embedded » aux cotés des soldats de la coalition occidentale. Une accablante liste de bavures commises notamment par la “Task Force 373” à la Une du Guardian, une unité secrète chargée de traquer et d’abattre les leaders de l’insurrection. Une mine d’or journalistique donc, savamment compilée puis rendue publique sur la toile dimanche en fin d’après midi (NY Times / Guardian / Spiegel) avant de faire la une des éditions papier de ces deux quotidiens anglophones et de cet hebdomadaire allemand.

Cette salve de révélations s’accompagnant aussi de rapports accablants sur le comportement de l’armée française qui aurait blessé des civils dont des enfants lors d’opérations en 2008 sans leur porter secours. Un média français aurait pu, aurait dû être dans la confidence. A défaut de l’être, Le Monde n’a pas choisi d’accorder une large place à ces informations entre leur publication sur la toile à 18H dimanche et le bouclage du journal lundi en fin de matinée. A midi, l’édition papier du mardi 26 juillet comporte une brève en page 6. Quelques lignes pour évoquer la condamnation et la colère de la Maison Blanche fâchée que ces informations soient publiées.

Le site internet du Monde ne fait pas l’impasse et publie le lendemain matin un résumé des informations du New York Times, qui ne parlait pas encore des bavures françaises présentes dans les documents Wikileaks. S’en suivra un papier intéressant où il est surtout question de la grande expérience marketing de l’équipe de Julian Assange  de Wikileaks, « La stratégie bien rodée de Wikileaks ». Lemonde.fr publiera enfin un résumé détaillé des principales révélations.

Des médias partenaires triés sur le volet

Dans l’après-midi de ce lundi 26 juillet, à Londres, s’est tenue une conférence de presse, au cours de laquelle, à un journaliste qui l’interrogeait sur sa volonté de se limiter à trois médias partenaires, Julian Assange, le charismatique porte-parole de Wikileaks a répondit :

Nous espérions au début un partenariat avec un réseau plus large pour mener une enquête plus importante. Mais le manque de temps et de ressources nous a fait changer d’avis. Nous espérons pouvoir le faire la prochaine fois. Pourquoi avons nous choisis ces trois médias? Bien evidemment, nous ne pouvions pas avoir une coalition journalistique trop large.  Donc avec trois ou quatre médias, nous pouvions réellement entrer dans une pièce et se mettre d’accord sur toutes les conditions. Et tout simplement, à l’exception de certaines publications en français, les trois meilleurs journaux d’investigations papiers sont The New York Times, Der Spiegel, et The Guardian.

Etrange petite phrase qui ne sera malheureusement pas explicitée. Pourquoi a t’il fait exception de ces médias français? Nous avons posé la question à Adriano Farano (@farano), directeur fondateur de Café Babel et aujourd’hui chercheur en journalisme à Stanford (Knight Fellowship):

En travaillant avec le NYT, The Guardian et Der Spiegel, Wikileaks recherchait des médias pouvant lui donner une image de maturité. Les médias choisis représentent en effet des modèles de journalisme d’investigation traditionnel sachant allier rigueur et profondeur journalistique. Sur le fond, c’est un partenariat intéressant car ces rédactions ont fourni un travail de vérification de l’information.
Parmi ces partenaires, on ne retrouve aucun média français comme aucun média italien. Pourquoi ? Parce qu’en France, les médias traditionnels ont, depuis longtemps, décroché avec le travail d’enquête, par manque de moyens et, dans certains cas, de vraie indépendance. Certes, il y a l’exception notable du Canard Enchaîné mais l’hebdomadaire satyrique ne dispose pas de rayonnement international suffisant.

Pour Mark Hunter ( http://markleehunter.free.fr ), journaliste et chercheur sur le journalisme d’investigation cette absence de média français est la conséquence d’un manque d’implantation dans les réseaux internationaux de journalistes

Les Français ne sont pas mauvais.  Par contre, ils sont largement absents des organisations internationales par lesquelles passent les relations de confiance dont ont besoin les gens comme ceux de Wikileaks.  Ce n’est qu’en 2010 qu’une association française, Liberté d’Informer, s’est enfin jointe au Global Investigative Journalism Network, fondé en 2003, pour ne citer qu’un exemple.  C’est très simple: Si on veut compter dans le monde, il faut s’y joindre.

Faisons mieux la prochaine fois, donnons-leur envie

Mediapart, même si porté à la lumière internationale récemment, n’avait visiblement pas la stature et le renom d’une publication installée. Alors qu’a-t-il manqué au Monde, pour être destinataire privilégié de ces données? Pas seulement du temps. Peut-être aussi un renfort de programmeurs, collaborant avec les journalistes, qui auraient fait du journal « de référence » une tête de pont du journalisme de données?

Messieurs, mesdames les patrons de presse, investissez, investissez.

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