La litanie des déconfitures s’est poursuivi ces dernières semaines dans la secteur de la presse écrite : CBNews a fermé boutique et n’est pas loin d’être rejoint par Bakchich Info, sauf sauvetage de dernière minute. Et pourtant, comme à contre-courant de ces mauvaises nouvelles, Virgin et très bientôt News Corp sortent leur titre exclusivement pour l’Ipad. Des mouvements récents qui donnent à l’antienne de la mort de la presse écrite payante des airs de fourre-tout. Quel crédit accorder à ces nouvelles initiatives dans une perspective de plus long terme ? Revue des troupes en ce début d’année.
Il est devenu terriblement banal de parler de l’agonie de la presse écrite. Elle serait au bord de l’effondrement, et ce n’est pas ce début d’année 2011, dernière période d’engagement exceptionnel de l’Etat suite aux états généraux de la presse en 2008, qui est fait pour rassurer. Cette année, selon Owni, le secteur devrait de nouveau toucher 464 millions d’euros de la part de l’Etat. Un vrai «système d’assistance respiratoire permanente» pour reprendre l’expression d’Aldo Cardoso, consultant éponyme d’un rapport remis au ministère de la culture et de la communication sur les aides publiques à la presse, qui doit s’arrêter en 2012. Pour le soulagement de certains, professionnels d’un côté qui estiment que la répartition des fonds dans la conjoncture actuelle est aberrante, et parlementaires de l’autre pour lesquels la pompe des subventions doit être arrêtée dans la mesure où elle ne permet pas aux secteurs de se réformer aussi profondément qu’il le devrait. Il y a quatre ans, le rapport de l’institut Montaigne sur le devenir incertain de la presse appelait déjà à « en finir avec l’aide de l’Etat en dernier recours ».
Une diffusion nationale divisée par deux depuis l’après seconde guerre mondiale
Bref, la PQN, et la PQR dans une moindre mesure, sont en mal d’un modèle économique non déficitaire, que l’Etat se doit de compenser dans un souci de maintient, aussi artificiel soit-il, d’un pilier de notre démocratie : la liberté d’expression. Mais par un phénomène récurrent, les années se suivent et se ressemblent. La presse écrite dans son état actuel va mourir, et pourtant elle continue à vivre. Certes, sous perfusion de subventions publiques qui représentent en moyenne 12% des recettes des titres de presse, mais elle vit tout de même. En se basant sur les chiffres de l’année 2010, si le secteur devait se passer des aides directes et indirectes dont il jouit – et ce de longue date – de la part de l’Etat, le manque à gagner atteindrait près d’un milliard d’euros. Placée dans cette perspective, la question d’un modèle économique devient alors pour le moins épineuse.
Dans son roman, Globalia, Jean-Christophe Rufin fait apparaître un jeune journaliste qui travaille pour l’Universal Herald, et le narrateur de noter : « c’était un vieux journal. Au moment de sa fondation, on disait qu’il avait même été imprimé sur papier ». Littérature fictionnelle ou avenir proche ?
Une revue des tendances de long terme est plutôt déprimante. Avant la seconde guerre mondiale, ce sont près de 6 millions de quotidiens nationaux qui étaient diffusés chaque jour sur le territoire national sous les bannières de 26 journaux différents. On n’en compte plus que 12 dès 1953 – un chiffre qui n’a pas connu d’inflexion majeure depuis. Côté diffusion, la descente est raide : 3,1millions de titres en 1975, et 2,2 millions en 1996 (sources Jean Noël Jeanneney, Une Histoire des médias). Une réduction récurrente de la diffusion de la PQN que les derniers chiffres disponibles sur l’OJD ne semblent pas contrecarrer. Même son de cloche pour la presse quotidienne régionale : diminution importante du nombre de titres et de la diffusion (qui passe de 9 millions d’exemplaires jour en 1945 à 6 millions en1996). Jean Noël Jeanneney précise d’ailleurs : « cette baisse intervient en un temps où la démographie est en hausse, le nombre de français passant de 40 à 60 millions pendant la période considérée : même une vente stable des journaux serait une diminution proportionnelle ».
Un marché publicitaire en convalescence
Premier constat de long terme : les journaux se vendent en nombre plus réduit sous quelques marques bien connues. Second constat, sans précisément savoir dans quelle mesure il est la conséquence du premier : les journaux papiers captent une part de plus en plus faible des revenus publicitaires. Ainsi, sur la base d’un indice 100 des recettes publicitaires atteint en 2000 et en 1990, le niveau était tombé à moins de 70 à la fin 2009. Côté PQR, la décroissance des revenues publicitaires est également au rendez-vous : pour un indice de base 100 en 2000, les recettes publicitaires atteignent 85 fin 2009 (source ministère de la culture). La crise est clairement passée par là, et le rebond n’est pour l’instant pas à la hauteur du gouffre atteint. Plus inquiétant encore, des raisons plus structurelles verraient les recettes publicitaires devoir nécessairement se réduire pour la majorité des titres de la PQN et de la PQR. Au-delà de la petitesse du gâteau français (0,67% du PIB consacré aux dépenses publicitaires contre 1,17% aux Etats-Unis ou 0,94% en Grande Bretagne), les annonceurs font un choix de plus enplus massifs pour internet – notamment pour des raisons de réactivité, de coût et de retour surinvestissement plus important.
En moyenne, 6 millions d’euros de recettes en moins depuis 1985
Un effet de ciseaux par la réduction des recettes liées aux ventes et à la publicité qui a pour conséquences de réduire drastiquement la taille du marché de la presse en France : selon les chiffres du ministère de la culture, presse nationale d’information quotidienne, hebdomadaire, mensuel et trimestriel confondues, le chiffre d’affaire n’a que peu progressé pour un nombre de titre qui s’estquant à lui démultiplié. Quelques comparaisons sur la base des chiffres fournis par le ministère de la culture mettent en avant des tendances de fonds propres au marché de la presse, et qui sont bel et bien à l’œuvre. Ainsi, les 54 titres de presse écrite nationale existant en 1985 cumulaient l’équivalent de 1,25milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit une moyenne de 23 millions par titre (13 millions venantdes ventes et un peu plus de 9 millions de la publicité). En 2008, date des derniers chiffres rassemblés, le chiffre d’affaires global est passé à 1,45 milliards d’euros pour plus de 80 titres – c’est-à-dire qu’en un peu plus de vingt ans la moyenne des revenues des titres s’est abaissée à 17 millionsd’euros (11 millions pour les ventes et 6 millions pour la publicité). La perte moyenne atteindraitdont 6 millions d’euros.
Autant de tendances qui expliquent dans les grandes lignes la grise mine du secteur depuis quelques années. A l’origine d’un tel désamour de la presse nationale payante, peut-être peut-on s’arrêter surdeux éléments, parmi une foultitude d’autres. D’abord, le jugement selon lequel l’information de qualité n’aurait pas à être payée – des raisons historiques, économiques, stratégiques et éditoriales s’y opposeraient. Circulez l’info sera gratuite ou ne sera pas. Et pourtant, comme l’avait bien montré le blog des apprentis journalistes de sciences po, une info de qualité a un coût de production élevé. Seconde raison, l’offre elle-même rate les attentes des lecteurs. Un sondage Ifop commandé par l’institut Montaigne dans son rapport de 2006 mettait en effet en avant l’image désuète ou inadaptée que se façonnent certains titres auprès d’un large public. Ainsi, Le Monde et Libération étaient considérés par les sondés comme gris, agressifs, fatigants, compliqués, réservés à une élite intellectuelle. A contrario, Le Figaro ou Le Parisien passaient pour des titres plus agréables à lire. Et, fait plus probant encore, la tranche 15-34 ans associaient largement presse écrite à une forme d’engagement politique. Pour la plupart de ces jeunes, la presse gratuite bien que considérée comme fast food ou kleenex répond nettement mieux à leurs attentes : « contenu non discriminant pouvant être lu par tous, lecture agréable et rapide, apolitisme revendiqué ». Voilà pour les tendances et les causes sur lesquelles les refontes de maquettes et desites internet donnent l’air d’un vernis un peu dérisoire. Triste paysage donc pour envisager de rebâtir des fondations plus saines ; entendons un modèle économique plus pérenne à même de désamorcer ce qui apparaît comme un inéluctable évidement des ressources financières du secteur.
La manne des tablettes ?
Ainsi, Richard Branson, patron entrepreneur jusqu’aux bouts des talons de chèques, a-t-il lancé engrandes pompes en novembre dernier le premier titre de presse publié exclusivement sur l’Ipad. Constituée d’une vingtaine de journalistes, ce mag mensuel est vendu à 2,99 euros parmois. Le Sir Branson, lui, y croit : « ce qui m’excite particulièrement dans ce projet est qu’Ipad varendre la publicité beaucoup plus attrayante et mille fois plus efficace que par le passé ». Un redémarrage des ressources publicitaires par la qualité du ciblage offerte par la mirifique tablette Apple ? Un scénario auquel le géant des médias Ruppert Murdoch semble croire également, puisque sa version de journal 100% Ipad est dans les starting block – à quelques retards à l’allumage près. The Daily est préparé en catimini depuis de longs mois en partenariat avec Apple et s’est vu octroyé un investissement de 30 millions dedollars (100 journalistes dédiés). Le titre devrait être vendu à 99 centimes par semaine. Et si les chiffres des ventes de tablettes et leur multiplication (Nook de Barnes & Noble, le Kindle de Amazon, bientôt une tablette Google) sont plutôt encourageants, la réalité de leur incidence sur l’acte d’achat en matière d’information est elle plus incertaine. En gros, un journal dans une forme identique sur papier et sur Ipad ne va pas forcément relancer de beaucoup sa diffusion – ou alors de manière résiduelle et sous le coup de la nouveauté . Rien de très durable en somme.
Les Kiosques numériques : un vecteur crédible pour relancer la diffusion ?
C’est fort de ce premier enseignement que l’on peut regarder avec quelques doutes les initiatives hexagonales de kiosques numériques. La PQR s’y est essayée dès septembre dernier, et la PQN en association avec quelques magazines devraient lui emboîter le pas sous peu. Et même le géant californien Google semble vouloir commercialiser un kiosque sur son système d’exploitation pour tablette Androïd – estimantque les 30% exigés par Apple pour diffuser les applications des éditeurs laissent une grande marge de manœuvre. Pas sûr néanmoins que la simple commercialisation du print sous un format pdf dans unkiosque numérique ou autre suffise à constituer un relai de croissance durable pour les éditeurs.
La rentabilité des supports passera par l’adaptation des contenus
Conclusion : la seule reproduction d’un contenu d’un média à un autre est insuffisante pour reconquérir un public envolé vers d’autres audiences. Ainsi l’éditeur du Project ne manque-t-il pas de rappeler que son nouveau bébé ne sera pas seulement diffusé intégralement sur un support nouveau, mais variera foncièrement dans son contenu. Reste à voir de quelle façon la chose évolue alors que le mensuel ne souffle que sa…deuxième bougie. En un mot, la refonte du modèle économique de la presse écrite quotidienne sera technologique – à n’en pas douter – mais également éditoriale.
C’est d’ailleurs ce que laissait entendre l’Innovative Media Consulting dans son rapport 2010. Il indiquait que la rentabilité des supports de presse au moins par undouble développement de fond de son contenu : d’une part dans sa capacité à cibler plus précisément le public qu’il vise, d’autre part en modernisant sa forme. Le pullulement de Webdocusur la toile (là et là par exemples) est d’ailleurs très réjouissant dans la mesure où il correspond à un enrichissement impressionnant du contenu.
Le gratuit est mort…vive le gratuit
Un constat qui semble devoir s’appliquer également aux services d’information en ligne. Car dans ce domaine tout particulièrement, la tendance est à fermeture des vannes de la gratuité ouvertes avec enthousiasme dans le passé. Quelle meilleure illustration d’ailleurs que la base d’info Mediapart exclusivement accessible sur abonnement, que ses fondateurs Edwy Plenel et Laurent Mauduit présentaient comme la marque des temps qui changent. Deux ans après dur dur de se faire une idée précise de leur audience, incontestablement démultipliée par l’affaire Woerth à l’été. Et ce ne sont pas les piètres résultats du mur payant établi sur le site du quotidien anglais Times qui sont pour rassurer sur la viabilité du payant en ligne.
Elargir « le service » de l’information
L’enrichissement du contenu semble donc incontournable. Et les efforts ne devront pas s’arrêter là, au contraire : l’intégration d’un titre auprès d’un public clairement défini et sur un support dont on utilise à fond les spécificités semblent des conditions sine qua non du renouvellement des recettes de la presse écrite quotidienne. Plus facile à dire qu’à faire. Clairement. Sur ce sujet je vous renvoie vers d’excellents papiers : l’un sur les pistes de monétisation digitale pour les médias et l’autre sur la réussite du Huffington Post. Deux pages hautement recommandables.
La piste du mécénat
Quels autres pistent pour développer les recettes de la presse restent-ils ? A part le mécénat, je colle. C’est bien d’ailleurs le parti pris des fondateurs de Propublica qui parvient à produire un contenu d’une qualité journalistique que peu lui contestent, à tel point que le titre s’est vu récompensé d’un Pulitzer après seulement trois ans d’existence. Secret d’une tel performance : le site ne cherche pas l’équilibre financier dans la mesure où il est financé par du mécénat. Ce qui lui donne le luxe d’offrir ses contenus sous licence libre de droits (le site invite ses visiteurs à lui piquer ses articles à condition deles reproduire dans leur intégrité, en faisant mention du site et sans chercher à en tirer profit).
Ne pas céder à la sinistrose : le besoin d’information existe et se développe
Last but far from least, la presse française serait un peu hypocondriaque – quoique pas malade imaginaire. Elle se verrait mourir tous les ans. Une attitude qui dissimule l’attrait du public pour l’information : ainsi, selon une étude de l’Expresse et de l’agence Iligo 97% des Français s’informent de manière quotidienne et 72%des Français s’informent plus qu’il y a 5 ans. Mais 76% des Français se sentent submergés par la masse d’information (via ici). Bref, comme l’indiquait l’étude de l’Ifop dès 2006, la demande ne manque pas mais pas sûr que l’offre s’y adapte de façon adéquate.