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Données, narration : la bataille des journalismes

Avec la grande facilité de diffusion qu’offre Internet, se procurer des informations et les publier n’apparaissent plus comme des questions primordiales : il s’agit désormais de savoir comment les traiter et sous quel format les diffuser pour qu’elle soit vues et comprises par tous. Ce phénomène invite les professionnels de l’information à s’interroger sur la forme à donner à l’information, en l’occurrence : données ou narration?

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Les innovations technologiques, notamment informatiques et mobiles, permettent de recevoir et de diffuser des informations sans modération. Certains acteurs du monde des médias agitent dès lors le modèle du journalisme de données ou data journalism pour clarifier ce mouvement massif et continu. Cette technique journalistique vise à utiliser et à traiter informatiquement des données complexes pour les diffuser sous une forme facilement compréhensible (graphiques, infographies, etc.). Elle s’appuie notamment sur le postulat disant que la compréhension par l’image serait parfois bien plus efficace que la compréhension par les mots.

Le datajournalism est une innovation et non pas une révolution, soit « une extension de pratiques anciennes avec les outils d’aujourd’hui » comme l’affirme Alain Joannes.[1] Autrement dit, il pourrait être le journalisme du XXIème siècle. A ce titre, il vient s’opposer au journalisme de narration, qui s’articule autour du récit d’informations prises sur le terrain et du commentaire à propos de ses informations. Ce paradigme est un des traits fondateurs du journalisme français et le point de rupture historique avec le journalisme anglo-saxon :

Le journalisme français marque donc sa différence par rapport au modèle anglo-américain. L’excellence professionnelle s’y fonde sur la maîtrise et le brio du style. Les contenus rédactionnels, valorisant critiques, billets et chroniques, traduisent le poids du commentaire, d’un métadiscours sur l’actualité qui privilégie l’expression des opinions, transforme l’évènement en prétexte à exercices de styles, brillants et désinvoltes. [Erik Neveu, sociologie du journalisme, La découverte, 2004]

Et le journaliste dans tout ça?

Le journalisme de données est à l’origine d’un bouleversement important dans la composition des acteurs du journalisme. Si le travail de fond – le traitement et l’analyse des données – reste confié au journaliste aidé par des techniciens (statisticiens, spécialistes, etc.), la visualisation des données serait désormais l’apanage d’infographistes et de programmeurs. Ce qui pourrait avoir comme conséquence de voir le rôle du journaliste s’amoindrir dans les médias. Marc Mentré se demande ainsi sur le site-laboratoire Owni quel sera le profil-type du journaliste du 21ème siècle.

Demain faudra-t-il être journaliste ET programmeur/développeur ? La question se pose désormais de manière récurrente, en raison de l’évolution du journalisme qui devient de plus en plus technique, et aussi de la montée en puissance (?) du datajournalism. Celui-ci exige de solides connaissances informatiques pour exploiter les montagnes de données qui s’accumulent partout, et plus largement par l’évolution du journalisme qui devient de plus en plus technique. Déjà, des écoles de journalisme comme la Columbia University de New York propose un double cursus, tandis que d’autres comme la Medill School propose de former des développeurs au journalisme. [30 juillet 2010, La programmation, l’avenir du journalisme, Owni]

Le journalisme de données vise également à faire de l’individu lambda, un acteur à part entière du journalisme, via le crowdsourcing. A ce titre, il fait partie intégrante du mouvement participatif dans les médias (Médiapart, Rue 89, Le Post, etc.). Ce fonctionnement est plus que rentable pour les journalistes. En premier lieu, il permet de contenter l’internaute en créant un lien d’interactivité. Celui-ci peut travailler lui-même les données, regarder plus en détails ce qui l’intéresse, faisant honneur au principe de « l’information à la carte ». En outre, c’est un moyen totalement gratuit de compléter et de crédibiliser les connaissances diffusées en donnant une responsabilité réelle aux lecteurs. Ce trait est particulièrement saillant dans le débat politique où les médias essayent de mettre un terme aux accusations récurrentes du journaliste à la solde des pouvoirs.[2] Dans ce cadre, le journaliste devient également modérateur, la matière première étant apportée par une communauté.

Ces transferts de responsabilité peuvent se heurter à des problèmes idéologiques. Pour Alain Joannès, « Le vrai problème vient de la technophobie du journalisme français c’est-à-dire une haine de tout ce qui techniquement pourrait permettre à la profession d’évoluer ». La question des coûts vient également se poser comme un obstacle à l’avènement du journalisme de données. Le traitement de l’information sur ce modèle nécessite en effet une équipe élargie – statisticiens, développeurs, designers, animateur de communauté, etc. – alors même que la période est à la compression des postes dans les rédactions.

Un laboratoire de recherche tente même de chercher la solution dans le tout-informatique. Il essaye de confier à la fois la diffusion et le traitement des données à des outils informatiques, si bien que l’être humain aurait uniquement une valeur dans les articles dit « à valeur ajoutée », c’est-à-dire contenant de l’analyse.

A la recherche de la vérité : le leurre de l’objectivité des données

Le journalisme de données n’est pas une technique globale. Journalisme de narration et journalisme de données sont appelés à cohabiter dans les médias pour donner à voir à la fois des informations globales (données) et des informations locales (détails via la narration). Malheureusement, l’avènement de cette technique – surtout dans le journalisme anglo-saxon – voit naître une nouvelle bataille de chapelles dans laquelle l’objectif visé est de donner à mieux percevoir la réalité et la vérité.

Dans un monde d’hyper commentaires, mais aussi de grande puissance de compilation et calcul, la véritable médiation avec la réalité se fait par la donnée. Demain, au lieu de tribunes de chroniqueurs, si brillants soient-ils, au lieu de blogs ou Twitter, on ne peut qu’espérer que les médiateurs de l’information s’en emparent. [30 juillet 2009, Pour un journalisme de donnée, Slate.fr]

Toutefois, ceux qui considèrent les données comme représentation objective de la réalité, négligent un facteur important : cela reste le journaliste qui choisit les données à traiter et qui donne un sens particulier aux résultats obtenus. Et comme le journalisme de narration, le journalisme de données cherchent à montrer quelque chose, si bien qu’ils conditionnent le lectorat en l’invitant à juger le résultat de la même manière que lui.

Les outils informatiques sont de précieux auxiliaires de l’herméneutique moderne : ils permettent non seulement de naviguer rapidement et efficacement dans de grandes masses de textes, mais aussi de dégager des éléments quantitatifs et objectifs du discours. Fréquence des mots, évolution du vocabulaire, expressions récurrentes, cooccurrences significatives, peuvent aisément être dégagés grâce à des outils adaptés. L’ordinateur n’analyse pas à notre place mais il nous donne à voir des éléments quantifiés et remplit ainsi des fonctions heuristiques : c’est à nous d’interpréter ces données. [Louis-Jean Calvet, Jean Véronis, Les mots de Nicolas Sarkozy, Seuil, 2008]

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