Tout comme Cyrille, qui a écrit ce billet, je donne des formations pour des journalistes, ou des étudiants journalistes. Alors, comme j’ai eu cette sensation de « j’aurai pu l’avoir écrit », et bien, c’est tout naturellement que j’ai accepté de publier ici le billet ici de l’ami cyceron.
Gilles Bruno.
Je forme les groupes médias aux techniques web depuis quatre ans. Au cours de mes interventions, j’ai constaté souvent le fossé culturel qui sépare journalistes et direction. Pour celle-ci, généralement, si les journalistes rechignent à évoluer vers le bi-média, c’est par résistance au changement ou fainéantise. La réalité est toute autre.
Lorsque j’arrive dans une rédaction, ou un groupe média, c’est pour expliquer concrètement comment se pratique le journalisme sur Internet ou sur les supports digitaux. Comment écrire sur le web, comment enrichir l’information avec du multimédia ou des infographies, comment gérer sa communauté, se servir des réseaux sociaux, de la tablette, des outils collaboratifs… Bref, j’arrive avec une tonne de bonnes pratiques pour créer de l’audience, de la fidélisation et donc de la valeur pour le lecteur et l’entreprise.
Mais, le fait est que j’arrive aussi avec beaucoup de travail en plus. L’accueil n’est donc pas toujours des plus chaleureux, en dépit de mon charisme et ma légendaire bonne humeur (oui, je pratique aussi la méthode Coué).
Il est rare que les journalistes ne soient pas intéressés par ce que je raconte et par tout ce qui peut améliorer leurs pratiques. Certes, il y a quelquefois un ou une empêcheur (se) de tourner en rond, qui ne prête aucun crédit à ce qu’un petit con de mon âge (je fais jeune, pourvu que ça dure) peut bien raconter. Il y a aussi quelques aigris, qui, pour des raisons étrangères à ma mission, n’ont pas envie de faire le moindre effort.
Toutefois, le plus souvent, les personnes que je forme sont attentives, et réceptives dès lors qu’elles constatent que nous parlons le même langage, que nous partageons le même souci du lecteur ainsi qu’une certaine ambition en termes de « qualité éditoriale ». Et aussi, après avoir vérifié que j’ai aussi quelques arguments pour appuyer mes préconisations. Le journaleux ne fait pas confiance facilement, déformation professionnelle sans doute.
TOUCHE PAS A LA QUALITÉ DE MON JOB
En revanche, très rapidement se pose la question de la charge de travail supplémentaire. Et le problème ne se réduit pas au désir de quitter le boulot pas trop tard, comme le pensent souvent les chefs. Le journaleux ne compte pas ses heures généralement (il y a des exceptions, mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler un métier de « planqué », d’ailleurs, cela existe-t-il vraiment, ça ?).
En dépit de sa capacité non mince à râler et à contester, le journaliste est finalement doué d’une assez grande souplesse et capacité d’adaptation. Il peut aller à reculons vers un nouvel outil qui modifie ses habitudes, comme tout le monde.
Qui ne peste lorsque le Monop’ du coin décide, sans avertir personne, de changer l’emplacement des packs de lait ? Yann Guegan, rédacteur en chef adjoint de rue89 rappelait récemment combien il était rare que nous changions notre itinéraire habituel, ne serait-ce que pour tester un meilleur parcours, ou juste pour essayer…
Mais, si on prouve au journaliste que le nouvel outil est mieux et permet au final de gagner de la qualité ou de la productivité, finalement il accepte de changer, même si ça lui coûte au départ.
Il peut aussi accepter dans une certaine mesure de travailler davantage pour mieux faire son travail, ou pour sauver son job. Argument économique que ne manque pas de lui rappeler la direction. « Nous devons tous faire un effort en ces temps de crise et donc travailler plus pour gagner pareil, mais pouvoir continuer à travailler ».
En revanche, ce qu’un plumitif n’accepte pas, ou avec amertume, et la mort dans l’âme, c’est une pratique qui détériore à ses yeux la qualité de son travail. Pour comprendre cela, il faut saisir sa motivation profonde qui est en partie altruiste et en majorité orgueilleuse.
On ne devient pas journaliste par vénalité, pour gagner de l’argent. On le devient par souci citoyen d’informer son prochain et de lui rendre service : c’est le côté altruiste. On choisit aussi ce métier pour se valoriser socialement : être fier de ce que l’on fait pour pouvoir en tirer une satisfaction vis à vis d’autrui. « C’est moi qui l’ai fait ! ».
Les employeurs jouent d’ailleurs de cet orgueil pour limiter au maximum les rémunérations. « Ne vous plaignez pas, vous au moins, vous avez un travail intéressant ! ». On se demande quel est le rapport, mais en tout cas, l’argent n’étant pas la motivation principale du journaliste, on peut en trouver une flopée qui vivotent avec un salaire inférieur à celui d’un chef de rayon commercial junior (ce n’est qu’un exemple de profession à bac+2, comparé à un bac + 5 ou 6 après concours ultra-sélectifs, la méritocratie en prend un coup).
Bref, si vous retirez au journaliste la satisfaction du travail bien fait (plaisir intérieur) et dont il peut être fier (plaisir social), vous allez le fâcher.
FORMER LES GENS NE SUFFIT PAS
Généralement, les formations se passent bien. On apprend plein de choses, on voit comment faire mieux les choses, plus vite. On découvre de nouveaux services à apporter au lecteur. Les journalistes sont enthousiastes, ils ne demandent qu’à faire. Le problème, c’est comment. Et le plus souvent ils se trouvent confrontés à un déficit d’organisation.
Faire plus, à effectifs constants nécessite forcément des adaptations et des choix. Or ces choix qui relèvent du management ne sont pas faits, dans la plupart des cas.
Écrire des news le matin, publier sur Facebook, monter un diaporama, faire une carte interactive ? Très bien, mais quand je trouve le temps, moi, d’écrire les 18 pages mensuelles de mon magazine, sans compter les hors séries et autre booklets ? Sur mon temps libre ? Non désolé, je n’ai pas signé pour cela, surtout quand je fais largement plus que mes heures. Surtout quand l’entreprise pour laquelle je travaille dégage des bénéfices et refuse pourtant obstinément de recruter.
La polyvalence très bien, mais pas l’exploitation productiviste pour gonfler les poches des actionnaires. Le discours d’Edwy Plenel sur le grave danger que représente la dépendance de la presse d’information générale vis à vis des pouvoirs d’argent (les banques par exemple), s’applique aussi à la presse de loisirs, dans une moindre mesure.
S’ORGANISER, OK, MAIS COMMENT ?
1- D’abord, cela veut dire concentrer ses efforts, c’est à dire faire des choix. On ne pourra pas tout faire, alors que faut-il privilégier et sur quels critères ? L’audience du site, l’image du titre, le lien avec le lecteur ?…À choisir, je crois qu’il vaut mieux assurer le suivi de ses articles en répondant aux commentaires quand c’est nécessaire, que produire un nouveau diaporama ou une infographie, aussi intéressante soit-elle. Mais il s’agit là d’une décision éditoriale qui relève de la hiérarchie et qui doit être prise en connaissance de cause.
Ne pas faire de choix est la pire des décisions, car elle conduit forcément à une dégradation de la qualité éditoriale. Même avec beaucoup de pratique, relire un papier avec attention pour éviter les erreurs, prend un temps incompressible. Et ce temps doit être pris, car laisser passer une faute d’orthographe n’est pas le pire qui puisse arriver. Si vous faites une grave erreur de sens, et dites des bêtises, le dommage est grand, même si difficilement mesurable. Surtout sur le papier qui ne permet pas de revenir en arrière.
2- Ensuite, il faut établir des process pour gagner du temps partout où cela est possible. Éviter de refaire les choses plusieurs fois, recycler le travail déjà produit, mieux collaborer entre les équipes…
Cela passe aussi par de bons outils, notamment en matière de bases de données et de CMS. Pouvoir rechercher et réutiliser un même visuel sur plusieurs articles, réduire automatiquement la résolution des photos pour adapter leur format selon la destination print ou web…
3- Il faut aussi travailler autrement. Par exemple, prévoir à la fin d’une interview de reformuler trois questions avec son iPhone pour avoir une version vidéo d’une minute 30, sans montage ou presque, à publier rapidement sur le web. Et d’une manière générale, exploiter toutes ces occasions où l’on est en contact avec la source de l’information pour multiplier les traitements. Prendre des photos au cours d’un reportage pour pouvoir réaliser un diaporama, une fois l’article publié, en enrichissement.
Et tâcher de s’organiser comme une agence de presse, avec récupération des informations brutes, écriture en pyramide inversée et adapter au cas par cas au support de diffusion : web, tablette, mobile. Le fameux modèle de la newsroom (comme le Daily Télégraph par exemple) qui fait si peur mais présente de nombreux avantages, s’il est bien implémenté.
4- Ecouter le terrain pour décider des outils et des process
Etre un bon chef, ce n’est pas tout savoir sur tout, et donc, décider seul ou avec une petite équipe de « cerveaux supérieurs ». C’est au contraire savoir s’appuyer sur toutes les expertises, d’où qu’elles viennent. Et qui, mieux que les opérationnels savent ce qui peut leur faire gagner du temps ? Que de productivité et de qualité gagnée à soumettre un projet de CMS ou de site aux journalistes eux-mêmes, en amont du développement ! Demander l’avis des gens n’est pas un signe de faiblesse, bien au contraire. Et personne ne vous oblige à appliquer des avis qui vous semblent absurdes. Philippe IV le bel, grand réformateur, disait : « prendre l’avis de tous, décider seul et appliquer ses décisions avec la plus grande énergie ».
ACCOMPAGNER, ENCOURAGER, RASSURER…
Le changement auquel est confronté la presse n’est pas petit. Il induit des bouleversements importants en termes d’organisation et de qualité de vie. Il modifie les rythmes et les manières de travailler. Il faut aujourd’hui être de plus en plus capable de faire sinon plusieurs choses à la fois, en tout cas de nombreuses tâches différentes dans une même journée.
Il y a assurément une fragmentation du travail qui s’ajoute à la charge de travail supplémentaire puisqu’il s’agit de faire plus à effectifs constants, le plus souvent.
Les délais de fabrication et de publication eux restent les mêmes, ce qui augmente le stress. Si à cela s’ajoutent de nouveaux outils que l’on maîtrise mal, ou qui fonctionnent mal, alors c’est la goutte d’eau qui peut faire déborder le vase.
Voilà pourquoi, il est souhaitable d’accompagner les rédactions sur la durée et non pas au cours d’une session de formation de six jours où l’on est censé tout apprendre d’un coup, de manière plus ou moins indigeste.
Il y a un côté infantilisant et un peu humiliant de devoir repartir de zéro sur certains outils quand on a du métier dans son domaine. C’est quelque chose d’assez frustrant et nous autres, jeunes geeks ferions moins les fiers si on nous mettait sur QuarkX Press 3.0 ou a fortiori sur une linotype.
Attention à ne pas être ni méprisant, ni arrogant, mais au contraire compréhensif. Maîtriser un ordinateur, un clic droit, un enregistrer sous, un CTRL +C et CTRL +V, ce n’est pas sorcier, mais encore faut-il en avoir l’habitude. « Avant de savoir, je ne savais pas » dit le sage.
Le journaliste est certes particulièrement méfiant, c’est dans son ADN et sa formation. Son métier et sa performance reposent sur sa capacité à douter de ce qu’on lui dit, des évidences, voire des « vérités officielles ». Pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement avec vous ? Il va falloir prendre le temps de convaincre et trouver les bons arguments. Ne vous plaignez pas, vous ne voudriez pas de moutons bêlants comme responsables de vos journaux…
ETRE CONCRET ET POUVOIR « FAIRE » LES CHOSES
Il y a aussi une grosse source de frustration chez les journalistes que je forme, tous secteurs confondus. C’est l’impossibilité de mettre en application les bonnes pratiques que je leur donne. Ou l’incapacité à utiliser les merveilleux outils en ligne que je leur fais découvrir.
J’intègrerais bien une carte Google interactive, mais le CMS n’est pas compatible. Je ferais bien un blog, mais il faut que je demande au service informatique, cela va prendre six mois vu leur charge de travail. Je voudrais bien faire des titres plus informatifs et plus clairs, mais le calibrage de notre CMS m’empêche de dépasser les 60 caractères…
Bref, le mieux est de former les gens avec le nouvel outil ou peu de temps après. Sinon vous ne faites que renforcer leur frustration et le sentiment qu’ils sont très en retard, donc leur inquiétude.
Il faut aussi casser la main-mise du service informatique sur les outils, afin de gagner en souplesse, en réactivité et en initiative. Combien de journalistes ai-je rencontré qui ne demandaient qu’à créer leur blog pour booster leur rubrique ? Mais devaient attendre la validation du directeur informatique qui ne venait jamais, car il avait d’autres priorités (et on peut le comprendre) ?
Il est normal que les informaticiens encadrent et contrôlent les process (par exemple la sécurisation d’un nouvel outil en iframe dans WordPress ou Drupal). Par contre, il ne faut pas que cette validation prenne trois mois. Par ailleurs, ne rien pouvoir installer sur son poste sans passer par l’informatique, c’est une hérésie. Pour brider toute velléité de curiosité et souplesse technique des journalistes, il n’y a pas mieux.
Si vous voulez garder la motivation de vos employés, encouragez les initiatives et récompensez-les au contraire ! Mais cela veut dire aussi savoir déléguer et donc faire confiance. Vous avez peut-être raison de vous méfier, mais en ce cas, faites des tests allez-y petit à petit… En revanche, laissez la porte ouverte !
La volonté de contrôle absolue n’est plus compatible avec le système économique dans lequel nous vivons. Il faut savoir avancer vite et donc à plusieurs, en s’appuyant sur toutes les bonnes volontés. Mieux vaut créer un blog perfectible tout de suite, qu’un super blog dans six mois. D’autant qu’on va pouvoir améliorer les choses au fur et à mesure. C’est une leçon que je garde de mon expérience avec les Anglais : se lancer parfois avec un minimum de préparation, mais contrôler et rectifier la trajectoire régulièrement et fréquemment.
EN RESUME : patrons de journaux, managers, responsables des ressources humaines… les journaleux ne sont pas les indécrottables résistants au changement que vous croyez. Ils apprécient les formations que vous leur donnez, mais ils ont aussi besoin d’encadrement, d’accompagnement, d’écoute. Et également d’un minimum de moyens pour éviter de devoir tout faire et très probablement de mal faire, ce qui est le pire facteur de démotivation qui soit pour eux.
Accessoirement, ils ont besoin d’être convaincus que derrière tous ces changements qu’on leur demande existe une stratégie économique et une tactique réfléchie.
Mais, le plus important sans doute, c’est qu’il est plus que temps d’apprendre à les comprendre et à leur faire un peu confiance, pour mieux avancer ensemble.
Cyrille Frank
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