Mise-à-jour du 16 septembre 2015 :
Le quotidien montréalais La Presse (www.lapresse.ca) a lancé le 18 avril dernier un journal gratuit exclusivement pour iPad intitulé La Presse+ (LP+) après un travail en R&D de près de trois ans et d’un investissement de 40 millions de dollars canadiens, soit environ 28 millions d’euros. Bref, un projet imposant, d’autant plus que le quotidien envisage ouvertement d’abandonner en définitive le support papier pour se consacrer uniquement aux versions web et tablette. Ainsi, cinq mois après le lancement que peut-on retirer comme enseignements de ce journal en format tablette ? Revue d’un long banc d’essai.
Les copies d’écran de La Presse + sont tirées de l’édition du samedi 28 septembre 2013.
La première chose qui surprend est la conception visuelle éditoriale de LP+. Elle est identique au format papier. Le lecteur n’est pas perdu à se retrouver dans le journal ou à (ré) apprendre les codes de présentation. Le temps d’adaptation pour le lecteur est donc quasi instantané.
Au fil des semaines, l’on s’aperçoit que la photo est au cœur de l’expérience de lecture du journal, se distinguant notamment du défunt journal de The Daily (journal de News Corporation qui aura existé de 2011 à 2012) ou d’Al Jazeera Magazine – un magazine gratuit que j’apprécie pour son contenu. La photo se trouve la plupart du temps en fond d’écran pendant la lecture du texte comme présenté dans la capture ci-dessous. Quant au texte, il n’apparaît pas dans en entier, il reste caché et le lecteur n’a qu’à défiler le texte pour continuer la lecture comme sur une page web. Ainsi, ce n’est pas le texte qui devient l’élément principal, mais la photo. La photographie dicte la mise en page de l’écran de lecture après le traditionnel chemin de fer. Nous allons traiter de la publicité plus loin.
Le contenu enrichi était une grande promesse des dirigeants de La Presse. Six mois plus tard, la présence du contenu enrichi est toujours présente, rendant, une fois de plus, une agréable expérience de lecture. Cet enrichissement se décline en plusieurs formats : des diaporamas, des infographies, du contenu vidéo (analyses, commentaires, débats, critiques, etc.) Le lecteur peut interagir avec journal qui n’est pas qu’un simple PowerPoint où on lit et où on navigue entre les slides. Pour le contenu vidéo, il faut noter qu’il est important et que La Presse a aménagé deux studios pour l’occasion.
Toutefois, bien que la vidéo soit présente, elle est mal utilisée, puisqu’il faut être connecté au web pour lire les vidéos, contrairement aux autres contenus qui sont téléchargés dès que le journal devient disponible pendant la nuit québécoise (aux alentours de 1h ou de 2h du matin) ou au matin français (7h-8h). À mon sens, cela m’apparaît comme contradictoire. La tablette télécharge pendant la nuit le journal d’une taille d’environ 70 Mo la semaine et le dimanche et de 150 Mo pour l’édition du samedi, mais il faut rester connecté au web au réveil où à tout moment dans la journée pour consulter les vidéos. Il apparaîtrait plus logique de tout télécharger d’un coup, d’autant plus que le journal se supprime de lui-même au bout de sept jours.
Le contenu enrichi existe aussi avec la présence d’une dizaine de personnalités connues, principalement du milieu des arts, qui livrent leurs commentaires sur l’actualité de la semaine et aussi avec la création d’un cahier supplémentaire exclusif intitulé Pause qui se décline en sept thématiques différentes pour chaque jour de la semaine. La Presse + est publiée 7 jours sur 7, contrairement au support papier qui est publié tous les jours, sauf le dimanche, depuis la restructuration de septembre 2009 où le journal avait failli fermer boutique.
Reste maintenant la publicité. Comme La Presse + est gratuite, contrairement au papier dont l’exemplaire coûte environ 65 centimes d’euros, le financement du journal se fait donc par la publicité présente à hauteur de 40 % comme dans le journal papier. Les gens de La Presse ont développé près de 30 formats de publicités interactives. Pour les publicistes, ce sont autant de modes pour capter le lecteur, mais autant de « pièges » pour le lecteur avec des publicités en format vidéos, du contenu en interaction, des slides, etc. Cinq mois plus tard, nous aurions cru que nous finirions par oublier la présence de la pub, mais force est de constater qu’elle reste très présente. Il est, en fait, difficile d’ignorer sa présence.
Avant de conclure, un léger bémol, le journal, contrairement à The Daily, la première tentative d’un quotidien purement en format tablette, qui pouvait se lire en mode vertical, La Presse + ne peut se lire qu’en format horizontal de la tablette. Les amateurs de la lecture en mode verticale seront sans doute un peu déçus.
En somme, le journal apparaît comme une réussite en tout point. En même temps, l’obligation de réussite était la seule option possible avec un investissement de près de 30 millions d’euros avec 3 ans de R&D. C’est une réussite point de vue lectorat. La Presse a indiqué à la fin du mois d’août avoir eu 250 000 téléchargements de l’application depuis son lancement en avril. Le tirage papier actuel est de 210 000 copies par jour.
Par contre, et c’est la principale critique que nous formulons, le champ des possibles avec le multiplateforme est sous-utilisé. Prenons l’exemple unique de la critique cinéma en vidéo où une seule critique est faite par semaine et qui est d’une durée de moins de trois minutes. Rien n’empêche de faire plusieurs critiques et d’avoir une vidéo d’environ 10 à 15 minutes et de poser en plus un bouton permettant d’émettre sa propre critique ou son commentaire sur le blog du journaliste cinéma. Une réelle intégration de tous les acteurs et de tous les moyens du journal reste à faire. En six mois, il est vrai que la formule de La Presse + a évolué, mais cette évolution aurait dû aller plus loin.
À terme, le format papier du journal est annoncé à disparaître comme l’a expliqué Judith Lachapelle, journaliste à La Presse, invitée à la Conférence nationale des métiers du journalisme (CNMJ) le 27 septembre dernier. Et tout porte à croire que la version tablette deviendra payante selon Jean-Paul Lafrance, professeur à l’Université du Québec à Montréal, qui s’était aussi exprimé au CNMJ, la veille. Si les dirigeants de La Presse veulent délaisser dans un futur plus ou moins éloigné le format papier, l’application pour tablette devra comporter plus que ce que nous avons tenté de décrire dans ce texte. Un tel changement se doit d’être plein et entier en intégrant au maximum les moyens technologiques disponibles. L’expérience enrichie se doit d’aller plus loin, en fait, l’expérience enrichie le plus loin possible. C’est d’ailleurs l’une des leçons que l’expérience The Daily nous a apprises: c’est le manque d’audace dans le contenu a coulé l’application.
Reste maintenant la grande question. Comme a expliqué le professeur Lafrance, l’on suppose que La Presse + deviendra payante le jour que La Presse format papier cessera d’exister. Et à ce moment-là, combien de personnes voudront prendre un abonnement payant ? La réponse à cette question sera une piste parmi d’autres pour comprendre le changement en cours au sein des médias.
En complément, voici les propos de Judith Lachapelle, journaliste à La Presse recueillis par des étudiants de l’IPJ pour le CNMJ tout juste après sa présentation, à propos du changement dans le mode de production du journal.
Judith Lachapelle – La Presse par CNMJ
En complément 2 : TF1 a annoncé, via un communiqué de presse, le 1er octobre, une mise-à-jour de ses applicatons MYTF1 et MYTF1News avec l’implantation du réseau 4G en France. Ces applications permettront le téléchargement de contenu pour un visionnage hors ligne de certaines émissions pendant une période de sept jours. Ce format de téléchargement pour un visionnage d’une semaine rappelle sensiblement La Presse + et cette volonté de rejoindre le mobinaute en dehors du support traditionnel (papier ou télé dans ces cas précis) et en dehors aussi de la version ordinateur (bureau ou portable) avec la consultation du site web. Par contre, avec un minimum de connaissance de la propriété des médias, l’on pourrait croire qu’il est finalement assez logique de faire consommer de la 4G à ses mobinautes, surtout lorsqu’ils sont chez Bouygues. Bouygues qui a annoncé avec une campagne de publicité imposante l’arrivée de la 4G en France et qui est aussi, par la même occasion, propriétaire de… TF1.
Jean-Sébastien Barbeau
@jsebbarbeau
Doctorant québécois en journalisme à Paris-2.
Sujet de thèse : gatekeeping et mediablogs.
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