Qui l’eut cru. Je suivais le lien pointé hier sur Twitter par le camarade Erwan Gaucher, concernant le bilan du fonds d’innovation numérique pour la presse (FINP), installé par Google l’an dernier en accord avec l’AIPG (presse d’information politique générale) créée pour l’occasion. Et contre toute attente (c’est le scoop de cette communication), la PQR (presse quotidienne régionale) semble rafler la mise avec 6 projets affichés sur 23, dans un joli camembert tout coloré.
« Contre toute attente » : car quand on relit aujourd’hui les débuts des négociations sur le tour de table de ce fonds, on sentait bien que la PQR avait été mise de côté, ou pas assez considérée face à « la grande presse parisienne » qui prenait le manche. C’est du moins ce qu’elle déclarait collectivement et en grognant en mai 2013, s’estimant même « lésée« .
« Semble » : car certes elle domine d’une tête en terme de nombre de projets validés, mais il faut regarder à deux fois sur la répartition exacte des forces et les sommes en jeu. Ainsi si l’on fait le compte des 6 projets label PQR dans le listing présenté, on atteint 3,89 millions d’euros au total. C’est 23,7% du budget global alloué en 2013 (16,38 millions d’euros).
Si l’on relève la PQN par exemple (5 projets), on obtient une enveloppe globale de 5,71 millions d’euros. Et encore, dans ce calcul, on laisse Le Parisien du côté du groupe PQR, alors que ce journal est indubitablement un quotidien national (il se présente ainsi lui-même dans sa communication). En le rajoutant donc au compteur « PQN », le montant de cette catégorie de presse grimpe à 5,85 millions d’euros dans le FINP (soit 35,7% du tout), alors que la cagnotte PQR redescend elle de 22,8%.
Dans ce dernier scénario, la PQR a reçu en moyenne 750.000 euros par projet, là où la PQN a reçu elle 975.000 euros par dossier. Soit plus +20% pour chaque projet individuel quand on passe de la PQR à la PQN, sachant que le dossier moyen global a reçu lui 712.000 euros, précise le FINP.
Pinaillage me direz-vous. Pas vraiment quand l’on note dans les résultats OJD le poids des uns et des autres respectivement. En 2013, en terme de diffusion totale, la PQN reculait de -5,98% quand la PQRD (avec le « D » pour y rajouter les quotidiens départementaux) reculait elle de -4,29%.
Pire. Le groupe PQR (ramenée à 5) listé dans le fonds Google FINP pèse en diffusion 2013 quelques 1,61 millions d’exemplaires papiers, quand la PQN (gonflée du Parisien dans mon scénario) pèse elle 1,16 millions d’exemplaires. En un mot comme en mille : ceux qui pèsent le plus touchent donc le moins. Ce malgré la communication et le lobbying de la PQR qui insiste et martèle depuis un moment sa position de leader cumulée au niveau national.
Nature des projets : business, business et… business
Reste un autre angle qui me tient à coeur, pour avoir travaillé encore récemment pour cette PQR : la nature des projets présentés. Quand on lit le relevé du rapport, on y croise pour les journaux régionaux des choses comme les « supports d’affichage dynamique », « deux éditions en ligne par jour », des « offre d’abonnements multidevices », la « création d’un paywall », de « portails hyper locaux »… Je n’ai pas le détail de chaque dossier sous les yeux, mais je ne lis rien là-dedans qui soit de l’innovation pure proprement dite, et peut-on rajouter même « bandante ».
Les technologies ou supports cités ci-dessus existent tous depuis un bon moment. Au mieux, on est sur le terrain de l’optimisation business et financière. Et surtout on a pas ici de « data journalisme », « d’infographie », de « web doc », de « drones », de « robots »… ou de toutes autres tendances évoquées à longueur de temps dans les colloques sur l’avenir de la presse.
Il faut savoir aussi -et je l’ai souvent répété aux responsables de journaux que je croisais- que quand l’on négocie avec Google pour le FINP, c’est aussi dans le même temps l’entreprise qui lance GoogleGlass, Calico pour empêcher la mort, Android Wear ou encore Loon ! Même si ce ne sont évidement pas les mêmes équipes qui agissent, il y a comme un décalage que d’aucun participant aux réunions, tours de tables, négos… auront tous ressenti, même s’ils n’en parleront pas.
Ah si, une exception notable : Le Parisien, dont le projet parle de devenir « leader sur le data journalisme ». En effet, le groupe de presse suit depuis un moment ces évolutions : fin 2013, il recevait bien par exemple en son sein les HackDays du GEN; et le support y consacre de réguliers sujets. Mais dans mon approche, je le range du côté de la PQN… Donc, soyons logique, le projet du Parisien n’est pas représentatif de la presse régionale française en 2014, du moins à travers ce prisme FINP.
Marrant : même le seul pure player régional (MarsActu) présent dans le scope, a pour projet de lancer… « une lettre spécialisée en ligne sur l’économie à Marseille » ! C’est carrément le sens inverse : on repasse du web au support classique, dans une approche multi supports certes intelligente, mais qu’on ne peut qualifier d’innovation. Ou bien alors demain, on accepterait que « se doter d’un logiciel de paye » ou même « créer une édition papier », ce soit le futur pour la presse en ligne !
Faut-il s’inquiéter de cette « innovation molle » ? Oui et non. Le focus business est tout à fait normal, sain et nécessaire. Mais il ne peut résumer la politique de développement des journaux, régionaux comme les autres. Il souligne surtout que la plupart des paquebots de la PQN et de la PQR ont confié le développement du numérique à des managers et équipes business (souvent issus du monde des régies, de la vente, de la diffusion, assez peu des rédactions; et souvent des profils école de commerce). Leur seul focus du coup : vendre, vendre, vendre sur le digital pour compenser les pertes de la diffusion du print. Le fameux effet ciseaux connu depuis longtemps et qui déstabilisent les comptes. Alors le journalisme de demain, les réseaux sociaux, l’innovation technologique… on verra après. Faut juste que ça suive.
La pub en fil rouge
D’un autre côté, il n’est pas secret non plus sur la place parisienne que Google a abordé depuis l’an dernier la plupart des instances représentatives de la presse française, avec dans une main l’offre du fonds, et dans l’autre celle d’équiper les journaux de ses solutions d’adserving publicitaire (le fameux DFP ou encore DoubleClick). Même si les deux dossiers étaient traités séparément et sans obligation de l’un à l’autre, la concomitance dans le temps n’est pas que du hasard… Comme la bataille commerciale qui se joue entre DFP et les acteurs préalables du marché comme SmartAdserver et 24/7 OpenAdstream.
Est-ce un mal ? Les journaux restent maître, individuellement, du choix des solutions qu’ils achètent. Et il est vrai que la presse écrite (PQR comme PQN) a de toute façon un gros chantier d’optimisation de ses solutions informatiques business, afin de les rationaliser entre les différents canaux à gérer désormais (print, web, mobile). C’est en quelque sorte le pendant de ce qui se passe dans les CMS (systèmes de publication) qui doivent eux-aussi être révisés. Des lignes de projets à plusieurs millions d’euros à chaque fois, et qui attirent donc les prestataires technologiques. Surtout quand ceux-ci sont capables de servir les deux univers : contenus et commercial.
Alors pour reprendre le fil de départ des remarques d’Erwan Gaucher, je ne crois pas que le pilotage du FINP et l’analyse des dossiers des journaux ait souffert d’une sur-représentation du groupe NouvelObs. Plutôt un noyautage « naturel » de la presse parisienne, même si la PQR n’a pas été oubliée au passage. Et surtout, vu avec un peu de distance, c’est la simple situation d’un joli gâteau mis en pâture par Google et qui aiguise la fringale des uns et des autres. Rien d’anormal, c’est même très humain à un moment particulièrement anxiogène de l’histoire de la presse, où les revenus baissent, où les aides se font plus rares et où les plans sociaux s’accumulent.
Il n’est pas certain que le FINP innove donc réellement avec la presse et ses diverses familles. Mais au moins aura t-il contribué à animer les débat sur les aides publiques et privés de ce secteur. D’ailleurs en complément, on pourra relire et réécouter la position d’Edwy Plenel sur le fonds Google, exprimée sur l’Observatoire des Médias.
Ce billet a été publié à l’origine sur « Le Mixer », le blog de Laurent DUPIN.