J’ai demandé à Tatiana Kalouguine de nous présenter son projet Enquête ouverte. Une nouvelle plateforme tout à fait prometteuse. G.B.
Deux journalistes s’apprêtent à plonger têtes et épaules dans un dossier peu ragoûtant : les décharges publiques. Disséminés un peu partout en France, ces centres de stockage très peu glamour croulent sous des tonnes de déchets et génèrent de problèmes de plus en plus importants: pollutions, nuisances, incendies, destruction des paysages… Avec parfois des soupçons de corruptions peu ragoûtants.
Pour lancer en profondeur cette enquête de trois mois, Anne de Malleray et Sylvain Lapoix ont fait appel à Enquête ouverte, une plateforme que j’ai lancée l’an dernier avec l’appui de mon collectif de journalistes, Les Incorrigibles. Cette structure se propose d’héberger et de “propulser” des investigations au long cours. Seule condition, que celles-ci portent sur des sujets d’intérêt général.
Enquête ouverte cherche à mettre en réseau des journalistes et des sources. Nous misons tout sur l’info « participative », inspiré par des modèles anglo-saxons. Parmi ceux-ci, Paul Bradshaw fait figure de précurseur avec son site Helpmeinvestigate. Il a été suivi de Spot.us, du célèbre ICIJ (qui a lancé les « offshore leaks ») ou, plus récemment, des expériences Uncoverage ou contributoria. Sans oublier The Intercept, le nouveau site d’investigation lancé par Glenn Greenwald, révélateur de l’affaire Snowden.
Chacun possède un morceau du puzzle
Faire entrer le public dans la construction de l’info, l’idée fait son chemin dans la presse depuis que le « public » a pris tout seul la parole, sans nous demander notre avis de journalistes. Pour certains c’est un coup d’Etat, pour d’autres plus lucides c’est juste une triste évolution sans retour possible. Je pense pour ma part que c’est une chance : si les gens veulent s’exprimer, pourquoi ne pas écouter ce qu’ils ont à dire? Nos sources sont là, quelque part au milieu des trolls, des égocentrés, des mythos, des complotistes et des révisionnistes. Il suffit d’apprendre à les reconnaitre.
Le public n’est pas une masse informe. Dans le cas qui nous intéresse, ce sont des riverains des décharges, des associations de protection de la nature, des topographes, des fonctionnaires de collectivités locales, des salariés de filiales de Véolia ou de Sita, etc… Tous ces gens possèdent peut-être un morceau du puzzle que se proposent de reconstituer nos enquêteurs Anne et Sylvain.
Certaines personnes peuvent être choquées, scandalisées par ce qui se passe sous leurs yeux ; des membres d’associations peuvent vouloir nous faire passer une étude d’impact sur la décharge d’à côté ; tel expert aura peut être une étude explosive à nous faire connaître, qui a été mise au placard. Il faut un réceptacle à toutes ces infos en déshérence.
Le public possède l’info, l’expertise, il peut être un “boosteur” d’enquête, mais il ne remplace pas les journalistes. Ceux-ci collectent les infos, les trient, les font parler. Ils recontactent leurs sources, recoupent les infos. In fine, ils reconstituent les histoires, réalisent des cartes, des infographies. C’est une adaptation : notre métier ne change pas, ce sont les mediums qui ont changé.
Journaliste, espèce en voie de disparition
Avec Enquête ouverte j’ai voulu créer une structure pour les journalistes, espèce en voie de disparition. Notre objectif est de les assister à plusieurs niveaux : tout d’abord à trouver un financement pour des sujets longs et onéreux. Pour l’enquête sur les décharges, Enquête ouverte s’est mis en tête de trouver au moins 10.000 euros. C’est la somme minimale pour être en mesure de verser deux salaires de journalistes à mi-temps pendant trois mois, rémunérer un webdesigner et un datajournaliste, assurer des frais divers.
Pour assurer la première partie du financement, une collecte de 5500 euros à été lancée sur le site Ulule (et court encore jusqu’à dimanche). Des contreparties ont été négociées avec des marques éthiques et bio qui acceptent de fournir des cadeaux aux donateurs : kit-champignon, sac cabas recyclable, lombricomposteur de cuisine… Des partenaires seront ensuite recherchés pour compléter la somme (pas de sociétés de traitement des déchets, ça va sans dire). Bien entendu, toutes les dépenses sont ensuite rendues publiques sur le site de l’enquête.
Nous offrons aussi aux journalistes une infrastructure pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions. Outre de la main d’oeuvre en data et webdesign, un site web est mis à leur disposition pour publier des articles tout au long de leur enquête et de tenir ainsi les internautes informés en quasi temps réel. Ce site est aussi la plateforme qui permet aux gens concernés de réagir, contacter l’équipe pour apporter informations, documents confidentiels, expertise…
Pour sécuriser les fameux “lanceurs d’alerte” (dans ce cas d’éventuels salariés de sociétés de traitement des déchets ou fonctionnaires de collectivités révoltés par certaines pratiques), un grand soin a été mis dans la protection des commmunications : utilisation si besoin de mail crypté avec clé PGP, boîte de dépôt anonyme de type SecureDrop, etc.
Un an plus tard : premier bilan
L’idée d’Enquête ouverte m’est venue alors que je réalisais l’an dernier une enquête sur les épargnants victimes d’investissements dans des résidences hôtelières. Le sujet semblait sans fond, avec des milliers de personnes concernées : les conditions semblaient réunies pour une enquête participative en ligne.
Un an plus tard, “Résidences de tourisme, placement toxique” peut dresser un premier bilan de ce type d’enquête citoyenne. Le site de l’enquête a attiré plus de 120.000 visiteurs sur un sujet pointu et généré près de 500 messages d’information, avec ou sans documents. L’enquête a permis quelques révélations intéressantes, elle a débouché sur plusieurs articles dans la presse, notamment le Monde Argent ou l’Hémicycle. Mais il a aussi pâti de certains lourdeurs, lacunes et autres maladresses techniques que nous allons gommer dans ce deuxième opus.
Première lacune, la diffusion. Le site est resté longtemps très confidentiel, même s’il jouissait d’une bonne image parmi les connaisseurs du sujet. Cette fois, Enquête ouverte s’associe avec Rue89 Strasbourg, Bordeaux et Lyon, ainsi qu’avec Marsactu (Marseille), quatre “pure-players” d’info, qui lui permettront de toucher un public plus large et de faire remonter des informations de tous ces territoires.
Seconde lacune, l’absence de multimédia. Ce n’était pas un choix, juste un manque de temps et de moyens. C’est la raison pour laquelle la première question qui nous préoccupe aujourd’hui est “Quelle somme parviendrons-nous à rassembler?” Ce n’est qu’à la fin de ce processus de recherche de financement que nous saurons jusqu’où aller dans l’innovation journalistique : outil de “vigilance citoyenne”, application mobile de photos géolocalisées, voire achat d’un mini-drone pour filmer les décharges en surplomb. C’est le premier point positif notable : ce projet nous donne des ailes !
Tatiana Kalouguine
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