J’ai demandé à Tatiana Kalouguine de nous présenter son projet Enquête ouverte. Une nouvelle plateforme tout à fait prometteuse. G.B.
Deux journalistes s’apprêtent à plonger têtes et épaules dans un dossier peu ragoûtant : les décharges publiques. Disséminés un peu partout en France, ces centres de stockage très peu glamour croulent sous des tonnes de déchets et génèrent de problèmes de plus en plus importants: pollutions, nuisances, incendies, destruction des paysages… Avec parfois des soupçons de corruptions peu ragoûtants.
Chacun possède un morceau du puzzle
Faire entrer le public dans la construction de l’info, l’idée fait son chemin dans la presse depuis que le « public » a pris tout seul la parole, sans nous demander notre avis de journalistes. Pour certains c’est un coup d’Etat, pour d’autres plus lucides c’est juste une triste évolution sans retour possible. Je pense pour ma part que c’est une chance : si les gens veulent s’exprimer, pourquoi ne pas écouter ce qu’ils ont à dire? Nos sources sont là, quelque part au milieu des trolls, des égocentrés, des mythos, des complotistes et des révisionnistes. Il suffit d’apprendre à les reconnaitre.
Le public n’est pas une masse informe. Dans le cas qui nous intéresse, ce sont des riverains des décharges, des associations de protection de la nature, des topographes, des fonctionnaires de collectivités locales, des salariés de filiales de Véolia ou de Sita, etc… Tous ces gens possèdent peut-être un morceau du puzzle que se proposent de reconstituer nos enquêteurs Anne et Sylvain.
Certaines personnes peuvent être choquées, scandalisées par ce qui se passe sous leurs yeux ; des membres d’associations peuvent vouloir nous faire passer une étude d’impact sur la décharge d’à côté ; tel expert aura peut être une étude explosive à nous faire connaître, qui a été mise au placard. Il faut un réceptacle à toutes ces infos en déshérence.
Le public possède l’info, l’expertise, il peut être un “boosteur” d’enquête, mais il ne remplace pas les journalistes. Ceux-ci collectent les infos, les trient, les font parler. Ils recontactent leurs sources, recoupent les infos. In fine, ils reconstituent les histoires, réalisent des cartes, des infographies. C’est une adaptation : notre métier ne change pas, ce sont les mediums qui ont changé.
Journaliste, espèce en voie de disparition
Avec Enquête ouverte j’ai voulu créer une structure pour les journalistes, espèce en voie de disparition. Notre objectif est de les assister à plusieurs niveaux : tout d’abord à trouver un financement pour des sujets longs et onéreux. Pour l’enquête sur les décharges, Enquête ouverte s’est mis en tête de trouver au moins 10.000 euros. C’est la somme minimale pour être en mesure de verser deux salaires de journalistes à mi-temps pendant trois mois, rémunérer un webdesigner et un datajournaliste, assurer des frais divers.
Nous offrons aussi aux journalistes une infrastructure pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions. Outre de la main d’oeuvre en data et webdesign, un site web est mis à leur disposition pour publier des articles tout au long de leur enquête et de tenir ainsi les internautes informés en quasi temps réel. Ce site est aussi la plateforme qui permet aux gens concernés de réagir, contacter l’équipe pour apporter informations, documents confidentiels, expertise…
Pour sécuriser les fameux “lanceurs d’alerte” (dans ce cas d’éventuels salariés de sociétés de traitement des déchets ou fonctionnaires de collectivités révoltés par certaines pratiques), un grand soin a été mis dans la protection des commmunications : utilisation si besoin de mail crypté avec clé PGP, boîte de dépôt anonyme de type SecureDrop, etc.
Un an plus tard : premier bilan
L’idée d’Enquête ouverte m’est venue alors que je réalisais l’an dernier une enquête sur les épargnants victimes d’investissements dans des résidences hôtelières. Le sujet semblait sans fond, avec des milliers de personnes concernées : les conditions semblaient réunies pour une enquête participative en ligne.
Première lacune, la diffusion. Le site est resté longtemps très confidentiel, même s’il jouissait d’une bonne image parmi les connaisseurs du sujet. Cette fois, Enquête ouverte s’associe avec Rue89 Strasbourg, Bordeaux et Lyon, ainsi qu’avec Marsactu (Marseille), quatre “pure-players” d’info, qui lui permettront de toucher un public plus large et de faire remonter des informations de tous ces territoires.
Seconde lacune, l’absence de multimédia. Ce n’était pas un choix, juste un manque de temps et de moyens. C’est la raison pour laquelle la première question qui nous préoccupe aujourd’hui est “Quelle somme parviendrons-nous à rassembler?” Ce n’est qu’à la fin de ce processus de recherche de financement que nous saurons jusqu’où aller dans l’innovation journalistique : outil de “vigilance citoyenne”, application mobile de photos géolocalisées, voire achat d’un mini-drone pour filmer les décharges en surplomb. C’est le premier point positif notable : ce projet nous donne des ailes !
Tatiana Kalouguine
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