Cet article a été publié originellement en version anglaise par le site on theconversation.com sous le titre « France media united against Charlie Hebdo attacks, but fissures open on social media« . L’auteur en a proposé la version française à l’Observatoire des Médias:
Ce n’est pas à des lecteurs britanniques qu’il faut expliquer le choc, la sidération, que produit d’abord la survenue de tels évènements. Choc et sidération, redoublés d’incompréhension : pourquoi un journal ? Pourquoi l’assassinat délibéré à l’arme de guerre de journalistes en tant que personnes ? Pourquoi Charlie, un tout petit média par la taille, avec à peine quelques dizaines de milliers d’exemplaires ? Puis les réponses viennent : le souvenir des menaces, des poursuites en justice, d’un précédent attentat en 2011. L’annonce des premiers noms des journalistes tués, symboles pour certains des années post soixante-huit, du bouillonnement des idées, des moments de bonheurs procurés par ces journalistes, humoristes et artistes dessinateurs, dont des générations ont lu les bandes dessinées, ri aux éclats à leurs gags visuels. Et puis pointe ce sentiment, cette idée que c’est la liberté de l’information, la démocratie, un modèle de société que l’on a tenté d’assassiner.
L’impact est d’autant plus fort et l’écho d’autant plus tonitruant que s’instaure immédiatement une sorte de livetweet géant et interminable, où chacun surf entre Facebook et Twitter, relayés de chaînes d’information, sites internet, radios, télévision passés en éditions spéciales. Dans ce livetweet s’engouffre les vidéos les plus insupportables, telle celle de ce policier assassiné de sang alors qu’il est à terre, blessé. Le livetweet se nourrit de tous les communiqués, points de presses, déclarations d’officiels, institutions, témoignages d’anonymes, de toutes sortes qui font connaître instantanément à tout le pays, le chiffre des victimes, les noms des plus connus. Connus de tous, familiers, tant ils ont accompagné des moments de leur vie. Le rire se mutant en rage et douleur.
Alors que beaucoup sont cloués par la stupeur, incapables de penser et parler leur ressenti, ce sont les professionnels de la parole publique qui emplissent le silence qui fait suite aux détonations des Kalachnikovs. Les propos ne sont pas forcément très ajustés, mais ne sont pas faux. C’est la liberté de l’information qui est attaquée, c’est notre démocratie qui est visée et de fait blessée. Quelques-uns dans la presse parlent de « notre 11 septembre » et chacun a à l’esprit les stigmates que laissent de telles attaques dans les droits de nos sociétés, contraintes de se protéger, fussent au prix de bien des renoncements, y compris en matière d’information.
La presse aurait pu hésiter, tant le journal quasiment décapité, peut apparaître marginal, voire « infréquentables », les critiques n’ayant pas manqué, par le passé face à ses « provocations » à l’égard des religions, y compris l’Islam. Peut-être parce qu’elle se sent davantage menacée dans les temps que nous vivons, les journaux vont au contraire faire corps et immédiatement s’identifier à ceux qui viennent de subir l’assaut de l’aveuglement totalitaire. Elle y est d’autant plus portée que chacun sent monter, via les réseaux sociaux, un puissant mouvement, qui trouve rapidement son slogan et son visuel : « Je suis Charlie », en lettres blanches sur fond noir. Il devient le visuel de très nombreux twittos, alors même qu’il s’affiche sur les murs personnels des utilisateurs de Facebook, avant que très nombreux soient ceux qui vont sortir dans les rues et les place pour manifester. 100 000 personnes, partout en France, quatre, cinq heures après l’attaque !
C’est à ce moment que se manifestent d’abord sporadiquement (niveau des dirigeants), puis plus largement (ceux des représentants des sociétés civiles) le souffle de l’expression de la solidarité internationale, qui s’il ne supprime pas la douleur, au moins rassure sur la capacité à résister et combattre le mal qui nous atteint. Toute la journée de jeudi l’expression de la solidarité de par le monde et de tous les lieux de la société donne le sentiment que nous saurons faire face. Charlie devenu symbole, qui promet de rassembler ses pauvres forces pour faire paraître le journal la semaine prochaine, se voit garantir la solidarité des artistes, des intellectuels, des autres médias. Comment ne pas être sensible à ces 100 000 € par le Guardian ?
Pourtant le piège qu’a tendu le commando terroriste est toujours là, comme l’a immédiatement souligné Robert Badinder. Qu’ils l’aient pensé comme tel ou pas, l’attentat intervient à un moment particulièrement délicat pour la société française, alors qu’elle est frappée par le doute et le pessimisme sur le monde qui l’entoure et surtout sur elle-même. Un doute qui touche sa capacité à faire lien, à intégrer, à faire dialoguer tous ceux qui peuplent le pays. Un doute sur ses valeurs, sa cohésion. Bien sûr les premières heures d’unité peuvent rassurer. Disons plutôt que les premières manifestations ont esquivé les risque évident de cassure et d’affrontement entre communautés, d’autant plus dans une société qui n’a jamais pensé les relations entre celles-ci, en les niant au nom de son modèle dit d’intégration. Il suffit pourtant de porter attention aux réseaux sociaux pour voir se multiplier les fissures, plus nombreuses, sinon plus virulentes que les quelques exactions à l’égard de mosquées. Le piège de l’islamophobie menace et c’est aux intellectuels, aux journalistes, aux politiques de faire œuvre d’intelligence et de courage pour le dépasser en le combattant résolument.
Jean-Marie Charon