Il y a quelques jours, j’émettais l’hypothèse que la Macronie pourrait être une sorte de Groland version CSP+, dont on aurait recruté les figurants sur LinkedIn. Prolongeant l’investigation, M le magazine du Monde, consacrait ce week-end un article irrévérencieux à ce drôle de réseau social, rapportant avec un soupçon de moquerie les « épanchements lyriques » des cadres dynamiques hexagonaux, devenus complètement accros à cet Instagram magnifiant les turpitudes de la vie de bureau.
Pendant qu’une moitié de la « startup nation » était donc occupée à produire des sophismes sur LinkedIn, tandis que l’autre moitié les parcourait avec un vif intérêt tout en faisant semblant de travailler, je continuais à considérer, avec toute la rigueur scientifique dont est capable un littéraire, l’hypothèse que la Macronie soit, non pas la frange de la population française apportant son soutien à Emmanuel Macron, mais plutôt une satire caustique de notre époque, marquée par le retour en farce des idées libérales. C’est ainsi que je me suis penché sur la langue si particulière du Nouveau Monde que prétend incarner notre sémillant Président.
Anglicismes et sabir managérial
Si le Groland de Canal+ a pour fonds de commerce l’humour scatologique, il me semble que la Macronie a pour principal ressort comique l’utilisation abusive et hors contexte, dans ses discours et éléments de langage, d’anglicismes mêlés à du sabir managérial.
Ainsi les députés de la majorité ont-ils appris ensemble à lacer leurs godillots au cours d’un mémorable « team building », pendant lequel on leur a probablement répété que la démocratie est le système le plus « bottom up » de la terre. Il faut dire que cette « task force » très disciplinée est indispensable pour transformer le pays, ou plutôt « faire pivoter le business model de la France », fière de sa « culture du invented here », comme l’affirmait Macron. Je pourrais multiplier les exemples, mais je crois que vous avez compris. D’ailleurs, si avez besoin de parfaire votre anglais professionnel avant un entretien d’embauche, des compilations sont disponibles.
Cette novlangue n’est pas, à vrai dire, l’apanage du seul Président. Elle semble même très contagieuse, à en juger par la récente poussée de fièvre du soldat Blanquer, qui entend proposer à chaque élève de seconde un « bilan de compétences » — vous savez, le truc qu’on offre aux salariés quand on veut les « outplacer » (autrement dit, s’en débarrasser).
Une novlangue pour sursignifier la rupture… et maquiller de vieilles idées
La colonisation de la langue jupitérienne par les mots de l’entreprise finit bien sûr par devenir comique, à force de répétition. Mais nous aurions tort de croire que ces mots échappent aux porte-parole de la Macronie telles des réminiscences de leurs vies antérieures. Ce vocabulaire est évidemment choisi à dessein.
Il y a d’abord la volonté criante de marquer la rupture, de sursignifier la modernité par l’emploi de mots inédits en politique, tout en affichant une proximité lexicale avec le monde adulé de l’entreprise, dans une dialectique « pro business » entièrement assumée. Il faut sans doute y voir la consécration de l’entrepreneur, du startuper, comme super héros de l’époque. On reprend les mots de l’entreprise en espérant s’approprier ses prétendues vertus, que seraient l’efficacité productive, la capacité à émanciper les individus par le travail et à changer le monde — rien que ça !
Sans doute veut-on aussi, par l’emploi de ce champ lexical un tantinet ostentatoire, revendiquer son appartenance à cette élite autodésignée. Il y a quelques années encore, il fallait maîtriser le latin pour paraître sérieux, rappelle Hélène Jouan ; aujourd’hui c’est le franglais qu’il faut parler couramment pour être crédible. Changement d’époque.
On relèvera, amusé, l’analyse de Nicolas Santolaria dans Le syndrome de la chouquette ou la tyrannie sucrée de la vie de bureau à propos de cette inflation des mots en –ing dans les entreprises : « Emprunté à la langue anglaise, cet –ing terminal évoque les choses en train de se faire, soit une manière verbalement conjuratoire de lutter contre l’inertie supposée des grandes structures ». Une « coquetterie terminologique » dont la Macronie aurait tort de se priver, puisque la promesse de Jupiter est de remettre la France « en marche » (ce qui sous-entend qu’elle fut à l’arrêt, avant que Macron ne nous délivre de cette pétrification mortifère).
Il y a, d’autre part, dans l’adoption d’un wording tout neuf, l’évidente nécessité d’envoyer à la casse les mots usés du vieux monde, car les mots en politique finissent toujours par se teinter d’une couleur politique, trahissant l’ancrage idéologique de celui qui les énonce. La technique n’est pas nouvelle. C’est ainsi qu’on ne « réforme » plus la France mais qu’on la « transforme », qu’on « l’adapte » ou qu’on la « prépare » au monde de demain. Les idées, comme des agents secrets se sachant pris en filature, empruntent la ruse éprouvée du sas pour tromper l’ennemi, pénétrant soudainement dans un parking souterrain avant d’en ressortir quelques minutes plus tard incognito, à bord d’un nouveau véhicule. Au fond, l’idéologie véhiculée est toujours la même, mais le mot nouveau, encore vierge de toute signification politique, permet de faire diversion. Et de semer ses poursuivants. Temporairement. Ainsi que le résume Caroline Michel-Aguire dans l’Obs, il s’agit pour Macron, à travers cette novlangue, de « séduire la droite sans hystériser la gauche ».
De la pensée complexe à la pensée PowerPoint
Au-delà des intentions présumées, il est aussi intéressant d’évoquer la vision du monde que cette façon de parler trahit. D’abord, ces mots racontent d’où nous parlent les marcheurs, « sociologiquement et idéologiquement », comme le confiait le linguiste Alain Rey à Helène Jouan pour Europe1. C’est, en l’occurrence, la langue d’une génération, et celle d’une classe sociale. Une (nov)langue qui reflète la forte homogénéité de la Macronie comme de ses soutiens, dont l’essentiel des troupes se recrute parmi les CSP+.
Baignant dans l’entre-soi, les marcheurs impénitents ont du mal à réaliser que cette langue, partagée par les technocrates et les cadres du privé, peine à décrire correctement d’autres réalités que la leur. Certes, c’est un jargon qui est probablement source d’efficacité entre personnes exerçant des métiers similaires, une façon de se comprendre plus rapidement au quotidien en condensant la pensée en quelques mots magiques. Mais, hors du contexte professionnel, ce jargon devient vite une langue qui exclut, et qu’on manie avec un certain snobisme — voire une fainéantise assumée, lorsque l’on s’obstine à employer l’anglais alors que des mots français font très bien l’affaire., isn’t it?
Plus gênant, il y a dans la raison d’être de cette novlangue une certaine dose de cynisme, qui consiste à employer des mots qui sonnent comme des concepts, pour faire mine de s’adresser à l’intelligence des gens… alors qu’en réalité on étouffe la pensée. Une asphyxie par euphémisation (que la chercheuse Cécile Alduy décrit comme systématique dans les discours de Macron), simplification excessive des termes du débat… quand il ne s’agit pas, tout simplement, de « bullshit » en bonne et due forme, ainsi que s’en amusait récemment l’émission Quotidien, relevant la tendance des marcheurs à remplacer des mots par d’autres mots, pour dire la même chose.
Une arnaque, en somme, de la part de celui qui prétendait vouloir initier les Français à la « pensée complexe », et leur sert une insipide pensée PowerPoint, dont je vous recommande le décryptage critique chez Slate. À la manière dont Blanquer veut « réintroduire » la blouse à l’école (un retour fantasmé, car elle n’a pour ainsi dire jamais existé) pour cacher ces inégalités qu’il ne saurait voir, la novlangue de la Macronie cache sous le jargon et les anglicismes la complexité des débats, réduits à quelques éléments de langage prémâchés qui font apparaître les solutions libérales comme « pragmatiques », effaçant malicieusement la possibilité que d’autres analyses de la situation soient possibles, d’autres alternatives envisageables, d’autres projets de société souhaitables. Extorquant, d’une certaine manière, le consentement de l’opinion publique par KO intellectuel.
Pour ceux qui la subissent quotidiennement en entreprise, il y a une lassitude encore peu évoquée à voir la langue pernicieuse de l’entreprise (voir ici ou là quelques recherches sur le sujet) irriguer dorénavant le discours politique. Et être relayée sans recul par des médias inondés sous les annonces, contraints par leur rythme effréné de les traiter à chaud. Comme le résume la journaliste Sandrine Chesnel sur Twitter, réagissant à un billet politique de l’indispensable Frédéric Says sur France Culture, le travail de décryptage arrive toujours trop tard et à vrai dire n’intéresse plus grand monde, l’actualité en question ayant été « refroidie » par la palanquée d’annonces qui lui ont succédé.
Il faudrait pourtant lutter sans relâche contre cette incorporation des mots de l’entreprise au discours politique, ce formatage latent de la pensée par ce newspeak d’inspiration gestionnaire. « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir », prévenait l’écrivain allemand Victor Klemperer. À quoi il faut ajouter, comme le dit justement Josée Kamoun, qui vient d’actualiser la traduction de 1894 d’Orwell : « La novlangue est tout sauf une langue, c’est un virus qu’on introduit dans la langue pour qu’elle s’autodétruise. » Constatez-le par vous-même : une fois qu’un mot de la novlangue managériale apparaît dans une communauté professionnelle, il se propage et s’impose insidieusement, rendant subitement ringarde toute autre appellation du concept en question. Aplatissant au passage toutes les nuances qu’on peut glisser dans les mots quand on a encore la liberté de les choisir.
« L’époque est confisquée par les entrepreneurs »
Tel était le titre de l’interview donnée au Monde en juin 2017 par le comédien Jean-Pierre Darroussin. Je me souviens avoir été frappé par la justesse de cette affirmation. Existe-t-il meilleure façon de résumer ce phénomène qui consiste à placer dans l’ombre de ceux autour de qui il faudrait organiser la France — les entrepreneurs — toutes les autres composantes de la société : enseignants, soignants, chercheurs, artistes, cheminots, journalistes, écrivains, lanceurs d’alerte, ONG…
Regardons les choses en face : il y a un culte excessif voué aux entreprises, et à leurs créateurs présentés comme démiurgiques, auxquels la Macronie pardonne d’ailleurs facilement les dérapages en consacrant dans la loi un « droit à l’erreur » en cas de fraude fiscale ou de manquements portant atteinte à la santé publique, à la sécurité des personnes ou des biens. Tout ceci au motif contestable que l’entrepreneur serait l’unique modèle à suivre, le seul à créer de la valeur dans notre société, quand tous les autres ne constitueraient que des coûts qu’il faut optimiser, pour rendre la dépense publique plus efficace.
Oui, il y a des entrepreneurs formidables, j’en connais. Mais les entreprises ne sont pas toutes, indistinctement, des sources de bonheur et d’épanouissement. Elles ne sont pas toutes au service de l’intérêt général, et indistinctement créatrices de richesses pour la société comme voudrait nous le faire croire Macron quand il déclare, extatique : « Entrepreneur is the new France ». Ce monde où le salon VivaTech aura bientôt éclipsé le salon de l’agriculture, auquel se pressaient auparavant les politiques de tous bords, est un leurre. Un mirage. Tout le monde ne peut pas être entrepreneur, et d’ailleurs ce n’est tout simplement pas souhaitable (lire cette salutaire plaidoirie, que Vincent Edin a eu la folie suicidaire de publier sur Likedin). Jusque dans les rangs mêmes des entrepreneurs de l’écosystème startup, la supercherie commence à être dénoncée : « Quand l’État dit : « Tous entrepreneurs ! », c’est parce qu’il y a un chômage massif et que l’on essaye de vendre l’entrepreneuriat comme le renouvellement du mythe républicain et de l’ascenseur social, qui est franchement en panne, confiait récemment Antoine Amiel à KissMyFrogs. On se dit que l’entrepreneuriat est peut-être la dernière chose qui peut marcher. »
Enfin, s’il fallait une dernière raison de dénoncer l’influence délétère du monde de l’entreprise dans la sphère politique, la voici. Un pays ne se gère pas comme une entreprise (qui n’est pas, faut-il le rappeler, un espace démocratique). Sans quoi, après en avoir importé les techniques et les mots, on en importera inéluctablement les maux.
Les mots, nous en avons parlé. Les techniques, quant à elles, commencent à apparaître au grand jour : technique du ballon d’essai, rapport bombing, carpet bombing, allumage systématique de contre-feux en cas de crise naissante, public relations damage control (par exemple, quand on fait opportunément fuiter dans la presse une note prétendument confidentielle de trois économistes proches du pouvoir, réclamant un virage à gauche de la politique – ce qui revient à sélectionner ses « détracteurs », pour mieux choisir ce sur quoi vous allez être attaqué, de sorte à présenter immédiatement après la riposte préparée bien en amont, sous la forme de quelques propositions très superficielles).
Quant aux maux, les voilà déjà : à Matignon, dans les arrière-cuisines du boxeur Édouard Philippe, c’est l’enfer. Les coups pleuvent sur les conseillers et petites mains, qui sont au bord du burn-out. Réponse de l’intéressé, qui assume sans complexe et rend les Français complices malgré eux de cette maltraitance : « À Matignon, on travaille beaucoup. Beaucoup. Et j’y veille. La pression est considérable, notamment parce que les attentes des Français sont considérables. Compte tenu de cette pression, de l’intensité du travail, on ne peut pas, dès lors qu’on constate que quelque chose ne va pas, espérer que cela va s’arranger. Ou attendre. Donc, on prend des décisions rapides. » Le contrat du Chief Happiness Officer risque de ne pas être reconduit.
Je ne sais pas vous, mais je crois que la France mérite qu’on organise un deep dive brainstorming pour se sortir de ce mauvais pas. Sans quoi, les quatre années à venir vont être très très boring. Bien à vous.
Hugo Bonnaffé
Apprenti éditocrate
Dessin de couverture :
Catherine Créhange
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