Quel point commun entre Mediacités, Le Lanceur ou Disclose ? Ce sont trois nouveaux médias orientés sur l’investigation, déjà actifs ou en phase de création. S’ils rencontrent ou ambitionnent un écho national, ils intègrent une réflexion poussée sur le statut des lanceurs d’alerte, et mettent en place des dispositifs numériques de sécurisation pour les échanges avec leurs sources. Et un point notable : la forte implication de journalistes lyonnais.
Le constat actuel sur la presse écrite n’incite pas à l’optimisme : modèle économique rentable toujours à trouver, hostilité croissante sur le terrain, loi Fake News, loi du secret des affaires, procès coûteux dits «procédure-baillon » ou par contournement de la loi sur la liberté de la presse de 1881, précarité du métier de journaliste… Et pourtant, ces contraintes n’empêchent pas la profession d’innover, bien au contraire. Cette fin d’année 2018 s’est révélée prolifique pour le domaine de l’investigation, à plusieurs niveaux, avec la volonté de se rapprocher des lecteurs.
Les forces en présence ou en construction : Mediacités, Le Lanceur, Disclose
J’ai déjà beaucoup parlé sur mon blog de Mediacités, qui approche de ses deux ans d’existence. Avec des rédactions présentes à Lyon, Lille, Toulouse et Nantes, le projet est de proposer de l’enquête locale. Souhaitant faciliter et sécuriser la prise de contact entre de potentiels lanceurs d’alerte et les journalistes, Mediacités a mis en place une « plateforme d’alertes locales sécurisée » (PALS). Cet espace de contact sécurisé a été créé en partenariat avec GoLeaks et Nothing2Hide (deux associations qui associent sécurité numérique et protection de l’information ou des sources) ainsi que des fiches pédagogiques sur le statut de lanceur d’alerte et quelques préconisations de bons usages numériques (navigateur Tor, boite mail Proton, etc.). L’éducation à la sécurité informatique, une préoccupation « bien réelle et pas inutile », estime Nicolas Barriquand, le rédacteur en chef de Lyon lors d’une rencontre avec les lecteurs en octobre dernier.
Cette plate-forme cryptée permet l’envoi de fichier et, pour ceux qui le souhaitent, de rester totalement anonymes lors des échanges avec la rédaction. Les premiers signes sont encourageants : au mois d’octobre, la plateforme a enregistré une dizaine d’alertes, que l’équipe du pure-playerétudiera pour donner suite ou pas à une enquête si l’information est d’intérêt général.
Et ces enquêtes ne sont pas sans effet : pour illustrer leur impact, pas toujours visible pour le public, le directeur de la rédaction Jacques Trentesaux cite en exemple la nouvelle politique de notes de frais à l’Opéra de Lyon après les excès de son directeur Serge Dorny, dénoncés dans une enquête en mai 2017.
Dans cette démarche de sécuriser les échanges journalistes-sources, c’est aussi la relation de confiance avec le citoyen que Mediacités souhaite renforcer, et décline comme suit ses axes futurs :
- plus de suivi après enquêtes, notamment par des formats courts
- plus de comparatif entre les villes autour d’un sujet commun,
- plus de participatif, « même si trouver le bon fonctionnement est compliqué ».
La démarche est assez similaire pour Le Lanceur. Initié par l’équipe de Lyon Capitale et en rodage sur le web depuis plus d’un an, Le Lanceur a placé au cœur de sa démarche les lanceurs d’alertes, des « résistants éthiques » pour son rédacteur en chef Raphaël Ruffier-Fossoul, et souhaite aborder des sujets qui touchent un public plus large que le seul Lyon. Si l’équipe du Lanceur travaille encore le projet et son modèle économique (une version print est envisagée en plus du site web), elle multiplie sur tout le territoire les rencontres avec le public, accompagnée de lanceurs d’alerte ou de journalistes d’investigation comme Denis Robert. S’il se concrétisait, un point de contact sécurisé via leur site internet verrait le jour.
Là encore, une alerte serait traitée par la rédaction en fonction de « son intérêt général, démocratique. […] Mais parfois on ne peut pas sortir l’information par la preuve sans trahir la source. Et si on veut des lanceurs d’alerte, il faut inciter et protéger », jugeant que le statut présenté dans la loi Sapin II ne les protège pas assez, et déplorant au passage le vote de la loi fake news adoptée en octobre 2018 à l’Assemblée nationale : « aujourd’hui l’info circule sur les réseaux sociaux avant d’être traitée par les journalistes. On sait que le démontage de fake news est inefficace : les ‘pro‘ ne changent pas d’avis, tandis que les lecteurs de presse ne lisent pas de fake news ». Le Lanceur se voit plus comme du « journalisme d’initiative », un terme qui aurait moins une connotation de justice que celui d’investigation. Car pour Le Lanceur, c’est à la société civile de porter en justice une affaire qui serait issue d’une enquête journalistique.
C’est peut-être sur ce point que Mediacités et Le Lanceurdiffèrent de Disclose. Présenté à Lyon mi-novembre 2018, le projet rejoint les deux autres pure players sur le terrain du journalisme d’investigation d’intérêt général (notamment par le slogan « l’information est un bien public »). S’inspirant de la démarche de Correctiv en Allemagne ou Pro Publica aux USA, l’association qui se veut mi-rédaction à but non lucratif, mi-ONG souhaite « financer du temps d’enquête » par les dons de particuliers et de fondations internationales ou privées d’intérêt public, comme Open Society ou Forbidden Stories qui soutiennent déjà des médias. Composé d’un comité de rédaction (avec des journalistes d’investigation issus ou passés par Libération, Marianne, Cash Investigation, etc.) et d’un conseil d’administration regroupant des membres de la société civile (parmi lesquels des juristes, des avocats et des journalistes), tous étant bénévoles, le projet Disclose propose une nuance de taille avec les autres rédactions d’investigation : cette présence de spécialiste du droit permettra d’accompagner des actions en justice.
Disclose vient brillamment de dépasser son objectif initial de 50 000€ dans le cadre d’un crowdfunding sur KissKissBankBank (campagne en cours jusqu’au 15 décembre), et l’objectif est de financer une à deux enquêtes la première année, avec un objectif d’environ 5 enquêtes par an. L’enquête réalisée sera ensuite disponible gratuitement sur leur site, et mise à disposition tout aussi gracieusement auprès des rédactions partenaires avec le deal suivant : toute enquête produite par Disclose sera en accès libre pour les lecteurs, même pour les médias payants comme Médiapart. Là encore, un dispositif de messagerie sécurisé sera mis en place à destination des sources ou des lanceurs d’alerte.
Mediacités, Le Lanceur, Disclose : un réseau de partenaires nationaux et locaux, dont le gang des lyonnais
Dans ces trois projets, la lyonnitude est de mise : Le Lanceur est créé et porté par la rédaction de Lyon Capitale, quand Mediacités compte une rédaction lyonnaise et collabore très régulièrement avec We Report, collectif de journalistes – essentiellement lyonnais – aussi impliqué dans Disclose.
Le réseau de partenaires de ces trois titres d’investigation est aussi intéressant à décortiquer :
(Si l’infographie ci-dessus ne se charge pas, cliquer ici)
Ce mapping est forcément incomplet (Médiapart ou la cellule investigation de Radio France ayant eux-même d’autres partenaires, tout comme Mediacités est en train d’en nouer d’autres en plus de ceux présentés ici), mais une première conclusion s’impose : un maillage large du territoire, mêlant titres nationaux et médias locaux.
Sur le territoire lyonnais, il n’y a pas à l’heure actuelle de projet commun ou de mutualisation de moyens entre Mediacités et Le Lanceur, alors que leur démarche est extrêmement similaire. Et en soi, Le Lanceur a déjà son relais local avec Lyon Capitale, qui a une longue tradition d’enquête, mais qui paye peut-être, vis-à-vis des autres rédactions locales, le fait d’être détenu par Fiducial, en terme d’image et d’indépendance. Mais l’époque des groupes de presse capitonnés en circuit fermé dans leur seul catalogue de titres semble dépassée : les liens semblent dorénavant basés sur des similarités de démarches (Mediacités ne prévoit pas de s’installer à Marseille car MarsActu y mène un travail similaire, et est en lien avec Médiapart, se répartissant parfois des sujets d’enquêtes selon l’intérêt local ou national du sujet), parfois des liens d’intérêt, mais l’information est en passe d’entrer dans l’ère du partage et du collaboratif entre rédactions, dans une sorte de fédération non organisée, avec un lien de confiance, sécurisé et renforcé avec le lecteur.
Et si, mine de rien, l’on assistait à une étape majeure dans la mutation des médias à l’ère numérique ?
Billet reproduit avec la permission de l’auteur. Retrouvez ses articles sur les médias ici.