« Personne n’est l’éducateur de quiconque, personne ne s’éduque lui-même, seuls les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. Il n’y a ni ignorants ni savants absolus : il y a des hommes qui, ensemble, essaient de savoir davantage » – Paulo Freire
S’il y a bien une chose que nous avons compris ces dernières années, à travers l’élection de Donald Trump ou l’affaire Fillon, et plus encore ces derniers mois avec le mouvement des gilets jaunes, c’est que tout le monde partage des fake news. Que ce soit des personnalités politiques, comme Eric Ciotti sur le pacte de Marrakech, des militants, comme ceux qui tiennent le compte Twitter Team Macron, des éditorialistes, comme ici sur CNews, ou même des médias entiers comme ce fut le cas l’an dernier lors des événements à Tolbiac… Bref, les exemples sont nombreux et touchent aussi bien les journalistes que les profs ou les ingénieurs : nombreux.ses ont un jour posté une information non-vérifiée qui sentait bon le complot. La réalité, aujourd’hui, c’est qu’il est impossible de dresser un portrait type du « complotiste ». Ni jeune, ni vieux, ni de droite, ni de gauche… En réalité, il ou elle n’existe pas. Ou peut-être le sommes-nous tous et toutes au fond de nous.
Une éducation aux médias inadaptée et stigmatisante
Les relations entre les médias et la population, et par extension l’éducation aux médias, me fascinent depuis que je suis journaliste. C’est pourquoi, depuis 2014, j’interviens dans de nombreux établissements scolaires, des associations, des clubs de prévention, et je participe à de nombreux dispositifs gouvernementaux comme les « résidences de journalistes* ». A priori, je devrais donc avoir rencontré une réelle diversité de profils de « potentiel.le.s complotistes ».
Mais depuis 2014, les ateliers qu’on m’a demandé ont toujours été auprès du même genre de personnes : des jeunes, habitant en quartier populaire, souvent issu.e.s de l’immigration. Je suis intervenu à Roubaix, dans les quartiers Nord d’Amiens ou en banlieue parisienne auprès d’adolescent.e.s qui vont au collège et au lycée dans des quartiers « en politique de la ville ». Ces derniers mois, on m’invite aussi pour des interventions en zone rurale. Mais jamais on ne m’a proposé d’aller à Neuilly-sur-Seine, Croix ou dans des maisons de retraite. Quasiment aucune subvention ne vient financer ce genre d’ateliers dans un lycée bourgeois et très rarement auprès d’adultes.
Mon cas n’est pas exceptionnel. J’en discute régulièrement avec une amie, Amandine Kervella, qui est chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lille, et qui suit les différents dispositifs d’éducation aux médias mis en place par l’Etat depuis les attentats de Charlie Hebdo. Elle confirme : « Tous les dispositifs sont dirigés vers les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Au lendemain de ces attentats qui ont frappé un journal, on a vu se développer beaucoup d’initiatives dans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information qui reposaient sur un lien peu problématisé entre “mauvais” usages des médias, remise en cause de la liberté d’expression, « complotisme » et radicalisation. Or, quand on s’intéresse à ces initiatives on constate très vite qu’elles ne semblent cibler que certains jeunes, ce qui pose clairement la question des effets de stigmatisation qu’elles peuvent supposer ».
Ce qui est sous-jaçent et même problématique dans cette manière de mettre en place l’éducation aux médias, c’est que même si plein de personnes différentes partagent des fake news ou des théories du complot, on persiste à considérer que seules certaines doivent être éduquées aux médias. Cela sous-entend qu’il y a d’un côté ceux et celles qui s’informent bien (les riches, les intellectuel.le.s, les blanc.he.s, les adultes) et de l’autre, ceux et celles qui s’informent mal (les pauvres, les jeunes, les enfants d’immigré.e.s). Ce sont eux et elles qu’il faudrait donc « ré-éduquer » aux médias. Objectif : leur faire quitter les réseaux sociaux pour les ramener vers des médias mainstream. Ramener les brebis égarées du troupeau, en quelque sorte.
Depuis quatre ans, je ne compte plus le nombre d’enseignant.e.s ou d’acteurs institutionnels inquiets qui m’ont demandé d’intervenir car « les jeunes croient n’importe quoi, et ne comparent pas les sources » quand je sais désormais pertinemment que ces mêmes enseignant.e.s et acteurs institutionnels ne le font pas non plus, s’informent souvent via une seule source d’info, et n’ont la plupart du temps eux-mêmes pas confiance dans les médias. Soyons honnêtes, qui compare vraiment ses sources en permanence ? Qui lit la même information dans Libération, puis dans Le Figaro, pour « se faire sa propre opinion » ? Même moi je ne le fais pas, alors que c’est mon boulot.
Un exemple parmi tant d’autres de cette stigmatisation implicite qui s’immisce dans les dispositifs d’éducation aux médias, le titre de cet article autour d’un récent projet dans les Hauts-de-France : « La Voix du Nord mobilisée pour aider les jeunes à bien s’informer ». Souvent inconscient, ce présupposé de départ est bien éloigné de ce que je rencontre sur le terrain. Les jeunes ont besoin des journalistes de La Voix du Nord pour comprendre l’envers du décor de la fabrication de l’info. Pas pour qu’on leur apprenne la « bonne manière » de s’informer, si tant est qu’elle existe.
Nous défaire de nos représentations sur « les jeunes »
« Pour moi, ces discours témoignent plus de différentes peurs sociales associées à la jeunesse qu’elles ne reflètent la réalité des pratiques médiatiques des jeunes… », me dit Amandine. « Les jeunes, ça me semble d’ailleurs être une catégorie beaucoup trop englobante et pas toujours pertinente quand on parle du rapport des individus aux médias ». Ce que je vois dans mes ateliers, ce qui est palpable dans les recherches d’Amandine, c’est une réalité beaucoup plus complexe, qui brise de nombreuses idées reçues sur les jeunes, notamment ceux qui vivent dans des quartiers populaires.
Les jeunes ne s’informent plus ? Avant de l’affirmer, encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce que c’est que s’informer et sans doute arrêter de ne considérer comme des informations que celles émises par des « grands » médias et portants sur des sujets sérieux. S’informer n’est-ce que regarder le JT de 20h ou lire Le Monde ? Quand je lis L’Equipe, quand je regarde un tuto sur Youtube, quand je lis un post sur Facebook : est-ce que je ne m’informe pas aussi ? Dans une classe de 3ème que je suis cette année, dans un collège REP+ de Tourcoing, la plupart des élèves s’informe effectivement sur les réseaux sociaux mais ils regardent autant les stories de BFM ou Konbini sur Instagram que les derniers articles de Google Actualités. Ils ne comparent peut-être pas les médias mais zappent entre les différents réseaux sociaux, ce qui leur donne souvent un aperçu de l’actualité plus subtil qu’on ne le croit, notamment concernant certains codes que les adultes n’ont pas toujours (quand a été publiée une vidéo sur Youtube ? À quoi ressemble l’url de cette page ?). On le voit bien, à ce niveau la question de nos représentations de l’information joue beaucoup et pourtant on les interroge peu. Les enquêtes statistiques qui portent directement sur les pratiques d’information des jeunes sont peu nombreuses mais elles invitent à relativiser les discours habituels à ce niveau. L’enquête « Media in Life 2016 » de Médiamétrie a opéré un focus sur 15 à 34 ans. Elle rappelle que plus de 2/3 des « millennials » déclarent regarder la télévision ou écouter la radio chaque jour. Peut-être ne le font-ils plus sur des supports traditionnels (le journal dans sa version papier, le poste de télé du salon, etc.) mais ils peuvent le faire en ligne, sur leurs téléphones ou un ordinateur.
Les jeunes croient tout ce qu’ils trouvent sur Internet ? Les enquêtes ne le démontrent pas non plus, mais pointent un paradoxe : les jeunes s’informent sur Internet tout en ayant une confiance modérée dans les informations qu’ils y lisent… Et cela se voit en classe. Le premier jeu que je propose souvent aux élèves est de se mettre sur une ligne en fonction de la confiance qu’ils et elles accordent aux informations parues dans les médias traditionnels. La classe se disperse généralement sur toute la ligne, et il y en a pour tous les goûts même si la plupart est assez mesurée. Je leur demande ensuite de se situer sur cette même ligne en fonction de la confiance qu’ils accordent aux informations publiées sur… les réseaux sociaux. Là, massivement, ils et elles se mettent au bout de la ligne pour exprimer leur méfiance. Bien sûr, les jeunes que je rencontre en atelier ont parfois du mal à différencier les médias des réseaux sociaux. Mais cette distinction n’est-elle pas partagée par les plus âgés ? En témoigne, cette femme retraitée interrogée dans un reportage écrit par Faustine Vincent pour le journal Le Monde : « Mais si Facebook, c’est l’Internet, et on le paye chaque mois, alors on aimerait quand même qu’il nous donne de bonnes informations ! ».
Les jeunes sont « complotistes » ? Plus que les adultes ? À ce niveau, les enquêtes scientifiques sérieuses et précises font aujourd’hui défaut, sans doute parce que le sujet est plus complexe que ce que les discours alarmistes ne laissent penser. En 2013, le think tank britannique Counterpoint avait mené une enquête remarquée sur le complotisme et montré que les variables sociodémographiques lourdes (âge, sexe et, dans une moindre mesure, catégorie socio-professionnelle) étaient faiblement liées à l’adhésion aux visions du monde dites complotistes. Joël Gombin, qui menait l’enquête pour son volet français, invitait plutôt à s’intéresser à ce niveau au poids de l’adhésion à des idées politiques très polarisées ou à une absence de « confiance » dans les institutions.
Les jeunes ont une mauvaise image des journalistes ? Il suffit d’écouter de nombreuses conversations ordinaires entre adultes ou même les discours de certains hommes et femmes politiques pour saisir que l’âge n’a sans doute pas grand-chose à voir dans tout ça… Pour rappel, sept Français.e.s sur dix n’ont pas confiance en l’indépendance des journalistes, selon les résultats 2018 du baromètre annuel du quotidien La Croix.
Les jeunes sont en train de définir une nouvelle manière de s’informer
Attention : il ne s’agit pas pour moi de dire que les jeunes de quartiers populaires s’informent de manière idéale. Mais simplement d’expliquer que ce n’est pas normal que l’éducation aux médias se focalise sur eux quand l’ensemble de la population en aurait besoin. Et puis, c’est quoi, s’informer de manière idéale ? Est-ce que ça existe ? Lors de leur dernier débat, cette même classe de 3ème de Tourcoing que je filme pour mon documentaire tentait plus ou moins de répondre à la question en débattant sur le thème « Faut-il croire les informations ou comment exercer son esprit critique face aux informations ? ».
Ce qui en est ressorti est très intéressant puisque certaines tendances ont émergé. La première, c’est que la plupart des élèves combinent réseaux sociaux (seul.e.s) et télévision (avec leurs parents). Ainsi, ils constataient par exemple que l’on parlait davantage des dégradations effectuées par les gilets jaunes à la télévision, alors que les réseaux sociaux montraient davantage d’images de violences policières. La deuxième, c’est le questionnement qui en est issu : du coup, vaut-il mieux croire une information brute, donnée en direct et « impossible » à modifier ou une information mise en forme par des gens dont c’est le métier et qui a passé différents « filtres » ? La classe était divisée. Troisième chose, enfin : les élèves sont conscient.e.s d’être orienté.e.s par les réseaux sociaux vers certains contenus (les fameuses « suggestions »), mais estiment que c’est de leur responsabilité de « varier ce qu’on regarde, ne pas se contenter de ce qu’on nous propose ».
Conclusion : ne serait-il pas à nous, journalistes, ainsi qu’aux algorithmes des réseaux sociaux, de s’adapter et de proposer quelque chose d’adapté à cette nouvelle manière de s’informer qui vient ? Cela passera sans doute par une éducation aux médias différente et moins stigmatisante. Une éducation aux médias qui cesse de se considérer comme un « savoir » à inculquer de manière descendante, mais qui se pense comme un outil d’émancipation, de prise de parole, d’autonomie face aux flux d’information. Une éducation aux médias prête à écouter ce que disent les jeunes sans préjuger qu’il faut les remettre sur le droit chemin des médias traditionnels.
Lucas Roxo, journaliste indépendant, membre du collectif La Friche.
Amandine Kervella, maître de conférences à l’Université de Lille, Laboratoire Geriico.
* Depuis 2015, le Ministère de la Culture et de la Communication a mis en place des résidences de journaliste pour favoriser l’éducation aux médias et au numérique sur un territoire, autour d’un journaliste. Celui-ci est accueilli au sein du territoire, sur une période longue, en immersion auprès de la population locale. J’en ai réalisé deux : une à Roubaix et une à Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines.