L'Observatoire des médias

Médias, innovation, et sauce barbecue

Thomas Seymat, responsable 360°/VR à Euronews, est le premier Français à avoir été sélectionné comme fellow au Reynolds Journalism Institute de la prestigieuse école de journalisme du Missouri. Alors que son projet se termine bientôt, il revient sur son expérience au cœur du Midwest pour l’Observatoire des Médias.

Il  y a de ces coups de téléphone qui font basculer une vie. Et au soir du 2 avril 2018, lorsque mon portable a sonné, c’est dans un anglais à l’accent traînant qu’une voix m’annonçait que la mienne allait bientôt changer.

Au bout du fil, Mike McKean, l’un des responsables du Reynolds Journalism Institute de l’école de journalisme du Missouri, m’invitait à rejoindre son équipe pour l’année scolaire à venir. Moins de cinq mois plus tard, je quittais donc famille, travail et amis pour partir à 7 500 km de Lyon avec femme, enfant (Freya, alors âgée de 6 semaines) et 130 kilos de bagages sous le bras.

Le Reynolds Journalism Institute est un centre de recherche interdisciplinaire sur l’innovation dans les médias, le journalisme et son impact sur la démocratie. Chaque année, l’institut sélectionne une petite dizaine de professionnels et finance le projet qu’ils ont proposé, via un programme de fellowship (un mix entre bourse et poste d’enseignant-chercheur). Parmi les 350 candidats ayant postulé cette année, j’ai donc été sélectionné comme l’un des deux residential fellows. En contrepartie d’un généreux soutien financier, ceux-là doivent venir travailler à plein temps sur leur projet dans les locaux du RJI, à Columbia dans le Missouri.

Le centre de recherche, lui, est hébergé par la prestigieuse école de journalisme du Missouri. Si elle est moins connue en France que d’autres, elle reste la plus ancienne j-school des Etats-Unis, créée en 1908 et précédée dans le monde uniquement par le CFJ de Paris. Elle est aussi sans doute la meilleure du pays, notamment grâce à sa “méthode du Missouri”, qui consiste à intégrer les étudiants directement, via de nombreux cours, dans des médias locaux (TV, radio, journaux) où ils travaillent et apprennent donc dans de vraies rédactions.

Credit – Curators of the University of Missouri

Retour au mois d’août 2018. Il nous aura fallu 17h d’avion, une nuit à l’hôtel, et deux heures de route pour arriver à bon port. Contents d’y être, enfin, mais fourbus avant même que l’année ne commence. En effet, les semaines entre mon rdv à l’ambassade des Etats-Unis fin juin pour le visa et notre décollage le 23 août n’ont pas été de tout repos : je suis devenu père puis j’ai perdu le mien; il a fallu faire les démarches pour que Freya obtienne rapidement la nationalité française de son père et américaine de sa mère; j’ai évidemment dû passer le flambeau à Euronews; et enfin nous avons dû vider l’appartement et boucler nos nombreuses valises. Sans oublier une myriade de courriers, rendez-vous et e-mails envoyés à une flopée d’institutions et administrations de chaque côté de l’Atlantique. Le tout par des températures caniculaires.

Une fois arrivés dans l’étouffante moiteur estivale du Midwest, nous n’avons pas eu le temps de chômer, ni de se reposer. Arrivé un vendredi, j’étais attendu le lundi matin suivant pour prendre possession de mon bureau à l’institut : un grand bureau d’angle avec de hautes fenêtres – comme je n’occuperai sans doute plus jamais – où je vais passer la plupart de mon année.

Contrairement aux autres fellowships américaines destinées aux journalistes, le programme au RJI n’impose ni cours, ni présentations, ni activités entre fellows. C’est à nous d’organiser nos journées, nos collaborations et nos objectifs sur l’année, avec comme unique point de contact obligatoire une visio-conférence mensuelle avec les superviseurs et les autres fellows. C’est radicalement différent de mon expérience en rédaction et en gestion de projet éditorial, où la réunionite guette parfois. Si la liberté est totale, la motivation et l’auto-discipline font par moment défaut, et c’est plutôt la solitude qui menace si on se laisse aller. Heureusement l’équipe du RJI et les enseignants de la fac de journalisme attenante sont souvent partants pour échanger à propos de nos projets et idées.

Ces projets sont aussi variés que les horizons d’où viennent les fellows. Mon autre collègue résidente – Nicolette Gendron, 26 ans et en provenance du New York Times – a passé l’année à sillonner le Missouri rural pour étudier comment impliquer les jeunes de la génération Z dans les médias locaux. Les autres fellows, restés dans leurs médias ou startups, créent par exemple une newsletter par SMS pour informer la communauté latino d’Oakland, développent le concept de rédaction “pop-up” où peuvent collaborer des médias couvrant le même événement (catastrophe climatique, etc.), ou bien explorent l’archivage de contenus journalistiques multimédia.

Mon projet est lié au journalisme immersif, nouvelle narration que j’explore à Euronews depuis 2016. Après avoir supervisé la publication de plus de 140 vidéos 360° et autres expériences VR, de nombreuses questions subsistent selon moi : sur le storytelling, sur l’aspect journalistique, etc. En résumé : comment pouvons-nous savoir si ces reportages immersifs marchent vraiment ? Informent-ils et engagent-ils vraiment nos audiences ? Les données fournies par les plateformes (Youtube, Facebook, etc.) ne permettent pas de le savoir, et récolter ce genre de feedback qualitatif en personne n’est pas réaliste pour une rédaction. Du coup, et sans rentrer dans les détails, mon objectif de fellowship est de concevoir une plateforme en ligne pour que les créateurs de contenu 360/VR puissent plus facilement et plus rapidement récolter ce feedback qualitatif, à l’aide de questionnaires, réactions, et interface voix-texte. Les créateurs peuvent alors prendre en compte ces nouvelles informations pour améliorer leurs contenus 360/VR, que ce soit des reportages, de la fiction, ou bien des publicités immersives.

Cela faisait plus de deux ans que cette question me trottait dans la tête, mais impossible de m’y pencher en plus d’un travail à temps plein. D’où ma volonté d’intégrer un programme comme le RJI. Jusqu’alors sans succès : deux candidatures successives – et ratées – pour la John S. Knight fellowship à Stanford et un cuisant échec plus tôt dans l’année 2018 lors d’un entretien en tant que finaliste pour la Nieman Fellowship de Harvard avaient quelque peu émoussé mon enthousiasme.

Du coup, sans trop y croire, je voyais mon dossier pour le RJI passer la 1ère, puis la 2e étape, et l’interview finale se dérouler sans problème – sans doute grâce à l’expérience chèrement acquise avec Harvard quelques semaines auparavant. Et c’est toujours un peu incrédule que je décrochais mon portable ce soir d’avril 2018. Le numéro affiché, avec son indicatif en +1-573, m’avait bien mis la puce à l’oreille, mais pas pour la bonne raison : j’ai d’abord cru que c’était du spam.

Heureusement pour mon équilibre mental, je n’ai pas passé toute l’année dans mon bureau, aussi grand soit-il. Dès septembre, je m’envolais direction Austin pour assister à la conférence annuelle de l’Online News Association. Everything is bigger in Texas comme le dit le proverbe, et cet événement n’a pas dérogé à la règle : c’est pratiquement 2600 journalistes qui s’y sont pressés sur 3 jours, avec au programme des dizaines de tables rondes, conférences et ateliers, tous plus intéressants les uns que les autres. J’ai d’ailleurs eu l’opportunité de participer à l’un des panels, sur la VR/AR, avec des confrères et consoeurs, créateurs indépendants ou journalistes à NBC et au New York Times.

Environnement universitaire oblige, j’ai aussi eu l’occasion de travailler cette année avec des étudiants de l’école de journalisme du Missouri. Quatre d’entre eux m’ont épaulé, en guise de projet de fin d’études, sur mon projet de fellowship. Ils m’ont notamment aidé à analyser des résultats d’un sondage que j’ai fait circuler parmi des créateurs de contenus immersifs et aussi à réaliser des vidéos résumant mon projet et ses conclusions. J’ai été impressionné par leur talent et leurs compétences audiovisuelles, mais je suis aussi content d’avoir pu les initier à l’analyse de données et au journalisme immersif.

Tout au long du deuxième semestre, j’ai aussi été un mentor pour des équipes d’étudiants prenant part à la RJI Students Competition dont l’objectif est de créer un nouveau produit/media/app/site/etc. améliorant le journalisme, de sa conception à sa distribution. Parmi des mentors venant tous d’horizons différents (professeur, développeur, consultant, responsable produit, etc.), j’ai pu apporter mon expérience journalistique, en gestion de projet éditorial et aussi en tant que fellow travaillant à l’intersection du journalisme et de la technologie. Le thème de cette année étant “Smart news for the smart home”, c’est une alarme connectée diffusant des informations locales et personnalisées qui a remporté le 1er prix, un projet réalisé par une équipe composée à 100% d’étudiants chinois.

Au niveau personnel, la vie quotidienne à Columbia est faite de contrastes, comme un bar servant à la fois de la Budweiser light et une l’IPA venant d’une microbrasserie locale. C’est un état que Donald Trump a remporté en 2016 avec 18,5 points d’avance sur Hillary Clinton. Il a aussi toutes les caractéristiques du “flyover country”, principalement rural et quadrillé d’autoroutes. Et pendant mes 15 minutes de marche pour aller à la fac, je croise plein de pickups démesurés, pas moins de trois églises différentes ainsi qu’une banque du sang où les étudiants et les locaux les moins fortunés viennent vendre leur plasma pour une poignée de dollars.

Néanmoins, Columbia est aussi une ville universitaire, l’une des taches “bleues” – avec Saint Louis à l’est et Kansas City à l’ouest – dans une mer “rouge” conservatrice. Lors du même trajet quotidien, je croise donc aussi galeries d’arts et librairies, un bar à vin où s’enivre le petit monde universitaire une fois le soir venu, ainsi que le seul restaurant végétarien/vegan à 100 miles à la ronde.

Le Missouri fut aussi partie de la Louisiane française, vendue en 1803 aux jeunes Etats-Unis par un Napoléon comptant financer ses campagnes européennes. Malheureusement, à part une minuscule communauté de francophones – en voie de disparition – dans le sud-est de l’état, rien ne subsiste de ce passé.

Aujourd’hui, après près de 9 mois aux Etats-Unis, le retour en France se profile à l’horizon. Ce sera pour fin juin. Nous aurons alors passé exactement 300 jours à Columbia. Ce n’est pas encore l’heure du bilan, mais je ne peux pas me défaire d’un sentiment étrange. A peine commence à se dissiper le syndrome de l’imposteur qui m’a trop souvent paralysé depuis mon arrivée qu’il est déjà l’heure de rentrer. Ou presque. Je fais partie de ceux qui pensent que l’on grandit et croît plus vite, et mieux, hors de sa zone de confort. Mais après une telle année et de telles expériences, sans doute qu’il me faudra des semaines, voire des mois, pour réaliser tout ce que cette aventure m’a apporté.

 

Si jamais ce type de fellowship vous intéresse, n’hésitez pas à me contacter via Twitter @tseymat, je serai ravi de vous en dire plus et de répondre à vos questions.

Photo de couverture : RJI

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