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L’Europe pue le poisson…

Ursula von der Leyen

Le fait que le journal de France 2, service public s’il en est, ait consacré mardi dernier seulement 15 secondes à la nomination d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission Européenne en dit long sur la relation, contradictoire tendance tortueuse, des médias français à l’égard de la chose européenne. L’information, qui venait de tomber tout juste une heure auparavant, fut glissée vers 20 h 20, 9e sujet du conducteur, sans reportage, introduit par un « en bref, depuis l’étranger… » C’est déjà assez cocasse car le parlement de Strasbourg se trouve, en tout cas au moment où j’écris ces lignes encore en… France !

Cela rappelle les « 60 seconds » que consacrent les JT américains à tout ce qui est « foreign », le tout appuyé par une horloge très speed en haut de l’écran, le tout pour rassurer les téléspectateurs – « ne vous inquiétez pas, on est obligé de se coltiner tout cela, c’est bientôt fini ! »

Julien Bugier, qui présentait le journal, s’est défendu de cette portion congrue réservée à une information dont on peut dire qu’elle est tout de même un peu existentielle au niveau européen, (Frau von der Leyen devient après tout une sorte de Présidente de tout un continent). Il a affirmé dans un tweet qu’il était libre de ses choix éditoriaux. Encore heureux. C’est justement tout le problème !

« L’Europe n’intéresse personne, Alex. »

Je fais des émissions sur l’Europe depuis plus de trente ans en France. J’ai eu la chance inouïe de pouvoir présenter et produire, sur les chaînes de service public et dans les années 90, des émissions comme « Continentales » sur France 3 – un panorama de 2 heures et demie quotidiennes de l’actualité européenne, ou encore la revue de presse européenne sur France Inter pendant 30 ans, (on and off). J’ai pu faire ces émissions grâce à quelques Directeurs des Programmes visionnaires comme Ivan Levai, Jean-Marie Cavada ou encore Jacques Chancel. C’étaient de rares exceptions. J’ai passé 90 % de ma carrière, en revanche, à frapper à des portes, muni de mon seul sourire certes naïf, mon accent et de toutes sortes de projets avec le mot Europe dedans pour m’entendre dire d’énièmes « L’Europe n’intéresse personne, Alex. » Ma réplique bien huilée – « comment voulez-vous qu’elle intéresse qui que ce soit si vous n’en parlez pas ? » aboutissant invariablement sur une fin de non-recevoir bien hexagonale.

Pour information, la France constitue tout de même un cas à part. D’autres pays ont réagi différemment mardi soir. La ZDF a consacré une émission spéciale à l’élection de Frau von der Leyen. Normal, dirait-on, elle est allemande. Pas du tout, réplique le téléspectateur fidèle des chaînes d’outre-Rhin qui a l’habitude de suivre régulièrement, et souvent en ouverture du journal, l’actualité européenne, même ! eh oui, quand elle n’est pas ostensiblement estampillée « Deutschland. »

Le test de la bouilloire

Puis, chose inconcevable, il y a un autre pays dans les parages où l’Europe fait un Audimat des plus faramineux – eh oui, la Grand Bretagne, if you please ! Impossible d’imaginer une émission politique britannique qui ne consacre au moins la moitié de son temps à la chose européenne dans son état le plus brut – à savoir le Brexit avec ses ramifications aussi hermétiques qu’impondérables. Prenez « Question Time », depuis 30 ans le principal rendez-vous de débat politique de BBC 1. L’émission se déplace de ville en ville. Le public écoute puis interroge, que dis-je invective ! 5 panélistes – journalistes, députés et humoristes. Le moins que l’on puisse dire est que le ton est invariablement remonté. Remainers et Brexitteurs rivalisent à l’applaudimètre, s’interpelant en direct puis tweetant tard dans la nuit l’étendue de leurs réflexions. En tant que téléspectateur je me surprends à guetter la moindre indication, dès qu’un membre du public prend la parole, pour savoir s’il s’agit d’un goodie ou d’un baddie, avant de huer ou applaudir, comme dans nos bonnes vieilles pantomimes traditionnelles, pièces de théâtre à Noël où les enfants huent ou adorent les différents protagonistes.

Question Time, on BBC one : Topical debate in which guests from the worlds of politics and the media answer questions posed by members of the public

Le test de la bouilloire le démontre. Question Time consacre en général au moins les trois quarts de son temps à des questions touchant directement au Brexit, de ce fait à l’Europe. Dès lors que la présentatrice dit « we must now discuss other subjects » – les centrales électriques du pays entier enregistrent une hausse immédiate dans la demande de wattage, tant les téléspectateurs mis à rude épreuve se jettent sur leurs bouilloires afin de calmer leur ire autour d’un late night cup of tea.

Disjoncté

C’est tout de même terrifiant d’en arriver là, in extremis, pour intéresser les gens à l’Europe. La Grande Bretagne se dirige à toute vitesse vers le bord de la falaise. Une conductrice sans permis, effarée, passe le volant à un fou furieux brandissant un hareng mort au moment où il engage la vitesse maximale. Tiens ! Contrairement à mardi soir, ce vendredi, le même JT de France 2 n’a pas hésité une seule seconde à consacrer tout un reportage à ce discours parfaitement disjoncté où le sans doute futur PM Johnson s’en est pris, hareng mort à l’appui, à des réglementations européennes qui « oppriment » les infortunés producteurs de poissons fumés de l’Île de Man. Manque de pot, The Isle of Mann n’est pas dans l’Union Européenne et les directives si néfastes citées avec hargne par cet excité de tous bords sont tout ce qu’il y a de plus British.

J’ai passé ma carrière à me demander ce qui était pire – l’hostilité des médias britanniques ou l’indifférence en France à l’égard de l’Europe. Je ne suis pas sûr d’avoir tranché. Peut-être faudrait-il que la pauvre Ursula von der Leyen agite, elle aussi, des poissons moribonds devant les tribunes dans le souci de bien haranguer les rédactions et d’appâter des téléspectateurs, histoire de leur montrer que notre beau projet continental ne pue pas complètement le poisson.

Alex Taylor

Alex Taylor tweete, et peste souvent contre le Brexit sur son compte Twitter @AlexTaylorNews. L’Observatoire des Médias lui a demandé pousser son coup de gueule dans nos « colonnes ». Alex Taylor vient par ailleurs de sortir Brexit : L’Autopsie d’une Illusion chez JCLattès.

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