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Cloudflare : nuage ou nébuleuse ?

Cloudflare est un fournisseur de services pour webmasters. Il duplique les données du serveur Web de ses clients sur des machines situées dans divers pays, afin d’en faciliter et accélérer l’accès par le public. Il fournit également une protection contre les cyberattaques et masque l’adresse IP du serveur d’origine, rendant ainsi sa localisation plus difficile.

Son statut particulier mi-hébergeur, mi-fournisseur de services a déjà fait l’objet de nombreuses polémiques, notamment parce qu’il stocke sur ses serveurs miroir français des contenus de sites étrangers non conformes à la loi française (sites néonazis, négationnistes, racistes, etc.)

Bien qu’il s’agisse d’une entreprise privée, qui peut parfaitement décider dans ses conditions générales d’utilisation ce qui est tolérable ou pas, Cloudflare a dès le départ considéré qu’il s’en tiendrait au strict respect de la loi américaine, c’est-à-dire de ne rien faire tant que le site n’était pas illégal et condamné.

Fachosphère française

Ceci l’a conduit à devenir un incontournable de la fachosphère française, des sites comme democratieparticipative (illégal, néonazi), breizatao (illégal, ultra-régionaliste), ou bvoltaire (légal, ultraconservateur) l’utilisent afin de ne pas exposer leur véritable serveur.

Jusqu’à hier soir, Cloudflare avait également comme client 8chan, un site de forums de discussions devenu un incontournable des pires bas-fonds de la fachosphère (démocratieparticipative a son petit espace de “discussion” dessus). On y trouve, non modérés, des suprémacistes blancs qui appellent au génocide, des néonazis nostalgiques du bon vieux temps, de simples racistes qui rêvent d’un carnage, du doxxing, des menaces de mort…

Plusieurs meurtriers de masse américains ont fréquenté les forums 8chan et y ont publié leur manifesto ou y ont annoncé leur passage à l’acte.

La modération de ces forums est inexistante, et 8chan construit sa notoriété là-dessus.

Le PDG de Cloudflare et la “responsabilité morale”

À la suite du meurtre de masse d’El Paso, le PDG de Cloudflare a été la cible de questions et l’objet d’indignation. Il ne peut pas ignorer le type de contenu que diffuse 8chan, son client. En le laissant faire, en n’imposant aucune contrainte dans ces CGU, il facilite la diffusion de ces contenus.

Sa réponse, invoquant la “responsabilité morale” qu’avait son entreprise à fermer les yeux sur les contenus dont il facilite la diffusion n’a fait qu’envenimer les choses :

Sleeping Giants US a interpellé le PDG et les employés de Cloudflare, les enjoignant à ne pas laisser passer cela, et prendre éthiquement une position vis-à-vis de ce client embarrassant.

Revirement

Devant l’ampleur que prenait la polémique, nous avons assisté à un revirement complet, après seulement quelques heures : 

“8chan a été dans notre radar pendant longtemps, comme utilisateur problématique”, a alors déclaré Matthew Prince, le PDG de Cloudflare, “mais nous avons une responsabilité, qui est bien au-delà de ‘nous arrêtons les sites que nous n’aimons pas’. Je suis angoissé de savoir si nous avons pris la bonne décision, et je suis angoissé du précédent que cela va constituer pour l’avenir” (Wired)

Prince a également déclaré que Cloudflare tente de trouver la limite à partir de laquelle “un site montre de manière répétitive et active qu’il cause des dommages réels »

Il est en train de découvrir le cas de conscience de tous les modérateurs et de tous ceux qui ont la charge d’appliquer des CGU, dès que l’entreprise considère qu’elle a une responsabilité morale au-delà de la simple responsabilité légale.

Prince est cependant conscient de ne pas vraiment régler le problème, car 8chan est revenu en ligne (moins rapide, peut-être, et moins bien protégé) seulement quelques heures plus tard. Au moins, il peut se dire qu’il ne touche plus l’argent de la haine en provenance de 8chan ; mais il a encore du travail, il y a encore un bon nombre de clients “problématiques” chez lui, pour reprendre ses propres termes.

Parfois on peut avoir un doute. Telle ou telle entreprise est-elle en droit de juger ? Suivons alors l’argent, et voyons qui finance la haine, la violence, l’intolérance, lui donne une plateforme pour s’exprimer, l’aide à se propager, ou, dans l’autre sens, profite financièrement de ces activités. Toute entreprise doit se poser la question : est-ce que j’aide ou est-ce que je profite du discours de haine, des théories complotistes xénophobes, des appels au meurtre qui en découlent ? Si oui, il n’est moralement pas possible pour elle de rester inactive.


Concluons avec les mots publiés par Prince hier soir :

“L’Europe, par exemple, a pris les devants dans ce domaine. Alors que nous avons vu des gouvernements s’efforcer de lutter contre le contenu haineux et terroriste en ligne, il est reconnu que différentes obligations doivent être imposées aux entreprises qui organisent et promeuvent du contenu.”

On peut cependant regretter que les décisions de Cloudflare semblent prises au coup par coup, selon l’humeur du moment, sans stratégie établie ou plan d’action global contre les contenus haineux ou violents. Précédemment, à propos de l’éviction du « Daily Stormer » de sa plateforme, Matthew Prince avait déclaré, en 2017 : « Je me suis levé ce matin de mauvaise humeur et j’ai décidé de les virer d’Internet » (Gizmodo). Le fait du Prince, en quelque sorte…

“Malheureusement, les mesures que nous prenons aujourd’hui ne résoudront pas le problème de la haine en ligne. Cela ne supprimera presque certainement pas 8chan d’Internet. Mais c’est la bonne chose à faire.” (Cloudflare)

Photo TechCrunch sur Flickr.

Edit du mardi 6 août à 18h, ajout de l’avant dernier paragraphe.

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