Depuis février dernier, durant la réunion éditoriale quotidienne du Temps une question simple est posée pour chaque article au menu du jour: quel objectif sert-il? «Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est une nouveauté qui peut changer la manière de concevoir notre travail », écrit Gaël Hurlimann, co-rédacteur en chef du Temps, en charge du numérique. Responsable de la Digital factory Ringier Axel Springer Suisse romande.
«Mon article? Ben, il sert à informer» ou «On rend compte de l’actualité, c’est notre métier, non?» C’est la réaction habituelle d’un journaliste de presse quotidienne quand on lui demande d’expliquer pourquoi il s’intéresse à un sujet ou à un autre. Insuffisant à l’ère de la surinformation et quand un lecteur peut se tourner vers une infinité de sources différentes en une fraction de seconde.
Nous devons être plus clairs et nous demander pourquoi est-ce à nous de nous intéresser à une problématique ou à une autre et en quoi le sujet sert notre titre et nos lecteurs. Cela fait bien trois ans, au Temps, que nous tournions autour de la question (et l’avions abordée avec plusieurs confrères), mais, étonnamment, en n’osant nous la poser que sur les nouveaux formats: à quoi sert la vidéo? Pourquoi choisir tel ou tel format narratif en fonction du message à véhiculer et du public visé?
A ce propos:
- Comment «Le Temps» conçoit la vidéo au sein de sa rédaction
- Pick’n’choose: du bon usage de la toolbox en journalisme
Une question rituelle depuis février 2019
Nous avons franchi le pas il y a moins de six mois et nous abordons la question désormais chaque jour pour la quarantaine de contenus que nous produisons. Pas encore très frontalement – changer un rituel de 20 ans, le «briefing» quotidien, requiert un peu de doigté – mais c’est un début. Nous avons profité d’un changement de paywall (un modèle Freemium), mené par Thomas Deléchat, pour ajouter cette petite touche stratégique à notre réunion. Plutôt que de choisir immédiatement, pour chaque article, s’il est payant ou gratuit, nous nous focalisons sur l’objectif que nous lui assignons. Le modèle économique associé à chaque contenu découlera de ce choix.
Les quatre objectifs
Nous avions, au départ, établi une liste d’une dizaine d’objectifs qui nous semblaient pertinents. Par souci de clarté envers les 70 journalistes concernés, elle s’est réduite à quatre. Chaque article doit se ranger dans l’une des catégories. Implicitement, chacune correspond également à un public cible différent.
1. Renforcer l’image du «Temps» (gratuit)
- Traite d’une thématique forte sur laquelle Le Temps vise à se positionner (les sept causes soutenues par le journal, la place financière, l’horlogerie, etc.).
- On sait qu’il ne va pas être lu en masse – ni par le grand public ni par nos abonnés – et ce n’est pas ce que l’on recherche. Il doit nous positionner comme les leaders dans le suivi de cette thématique. Il doit nous valoir un prix ou une reconnaissance d’un milieu bien ciblé.
Comment mesurer le succès ?
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- Nombre de citations par des tiers
- Liens depuis des sites externes (backlinks)
- Reprise en dépêche
- Prix ou autre reconnaissance
- Partages sociaux par des influenceurs dans les secteurs concernés
2. Fidéliser nos abonnés (payant)
- Traite d’une thématique forte pour laquelle les gens se sont abonnés au Temps (littérature, politique inter, éco, etc.).
- Le thème traité est relativement expert: il ne parle pas forcément au plus grand nombre mais à la communauté des lecteurs du Temps (dont les affinités sont connues).
- Sa plus-value par rapport à une dépêche ou un concurrent doit être immédiatement perceptible. Idéalement dès le titre ou l’entame, on sait qu’on a une lecture plus analytique, un angle original, des experts cités, etc.
Comment mesurer le succès ?
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- Temps de lecture élevé
- Nombre de pages vues élevé dans le cercle des abonnés du Temps
3. Atteindre une large audience (gratuit)
- Traite d’une thématique grand public.
- S’insère dans un débat ambiant.
- Au-delà de nos standards en matière d’écriture et de sérieux, la plus-value par rapport à la concurrence n’est pas la première caractéristique de notre traitement.
Comment mesurer le succès ?
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- Nombre de pages vues
- Audience provenant de Google Actualités
4. Atteindre de nouveaux abonnés (payant)
- Traite d’une thématique grand public.
- Fera réagir et s’insère dans un débat ambiant.
- En partant d’une accroche très «grand public», le texte, la vidéo, etc. doivent immédiatement démontrer notre capacité à dépasser la concurrence en termes de valeur ajoutée (expertise, style et forme, angle,…)
- Le Temps a un devoir de suite: la promesse faite aux futurs abonnés, c’est «nous suivons cette thématique».
Comment mesurer le succès ?
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- Nombre de partages et de réactions sociales
- Pourcentage d’abonnements, d’inscriptions à une newsletter voire de mentions «j’aime» à la page Facebook
- Temps de lecture moyen
- Taux de redirection vers d’autres articles
Comme vous pouvez l’imaginer, la frontière est fine entre les divers objectifs. Durant les briefings, nous n’avons pas encore suffisamment le réflexe de débattre de ces questions pourtant fondamentales lorsqu’il s’agit de déterminer l’angle (pas trop serré lorsqu’il s’agit d’un article grand public, très expert pour les articles à destination de nos plus fidèles aficionados) et l’écriture. Nous avons pour l’instant évité d’aborder une question taboue: et si, au cours de la réunion, nous nous rendons compte que nous ne savons pas quel objectif sert l’article? Nous avons évité, pour le moment, d’aboutir à la conclusion qu’il faudrait peut-être renoncer à l’écrire.
Malheureusement, l’objectif le plus important pour nous à ce jour pour assurer l’avenir de notre média est aussi le plus dur à cerner: quel est l’article capable d’enclencher de nouveaux abonnements? Selon nous, il doit partir d’une question assez large pour aboutir à une démonstration claire (voire éblouissante) de la capacité du Temps à la traiter d’une manière nettement supérieure à la concurrence. Pour ces articles à la thématique grand public, la tentation est grande de viser le carton d’audience (et donc de les considérer «pour large audience», objectif 3) plutôt que de chercher à atteindre de nouveaux abonnés (objectif 4). Il faut, dans ce cas, oser opter pour un accès restreint qui aura un impact négatif sur l’échelle des pages vues.
Une stratégie de diffusion distincte selon l’objectif
Pour chacun de ces objectifs, nous avons également mis en place une systématique de publication qui permet d’atteindre les objectifs visés. Tout ne mérite pas d’être publié sur Facebook, de figurer dans le journal papier ou d’être présent en page d’accueil. Nous savons que chacun de ces espaces est investi par des audiences différentes.
Le tableau donne un aperçu de notre «matrice de décision». Le choix ultime est évidemment fait à la main et il peut arriver qu’un article publié pour faire du bien à l’image du titre soit gratuit alors que le tableau le place dans la zone payante.
Réactions plutôt positives
Au sein de la rédaction, les réactions ont été plutôt positives. Un article de mon collègue Adrià Budry Carbó résume les inquiétudes et le sentiment général des journalistes:
L’introduction du nouveau système pose deux questions existentielles aux rédacteurs: suis-je un moins bon journaliste si mon article est «offert» plutôt que labellisé «abonné»? Quelle est la valeur de mon travail?
L’article complet: «Combien vaut un journaliste? (Plus qu’une pastèque)»
La définition des objectifs liés à un article nous oblige à nous poser des questions qui, au fil des réunions éditoriales, avaient été un peu oubliées. La principale: sommes-nous certains d’offrir une valeur ajoutée suffisante dans tel ou tel article? Nous distinguons-nous de la concurrence? Et si nous sommes dans une démarche de simple suivi – oui, cela peut arriver –, autant l’admettre dès le départ et limiter le temps passé à la rédaction.
Mais le meilleur est à venir: un autre de nos journalistes a, en briefing, brisé un tabou (je vous le promets, ce n’était pas téléguidé): et si nous écrivions différemment l’entame d’un article selon l’objectif et le public visés? Et si une lectrice du Temps de longue date était plus au fait des acronymes des noms de partis qu’un visiteur de passage sur notre page Facebook, pour lequel il faudrait adopter une écriture plus didactique? Et si nous devions être plus clairs sur notre valeur ajoutée dès le titre – ce fameux territoire largement inexploré du «marketing éditorial» – lorsque nous tentons de générer un abonnement? Et si, dans un article «pour l’image», nous options pour une écriture plus experte?
Pour établir notre stratégie en la matière, nous préparons un atelier interne. Et sommes preneurs, en commentaires, de toute piste déjà documentée, d’une démarche similaire dans d’autres rédactions! Sans parler de l’aide possible de l’algorithmique: après tous, les outils nous permettent désormais d’en savoir beaucoup sur le profil des visiteurs de notre site (peut-être trop, mais c’est un autre débat).
Des indicateurs de succès variables
Payer les journalistes au clic? Leur offrir une commission selon le nombre d’abonnés convertis par leur dernier papier? Les sanctionner lorsque leur objectif n’est pas atteint? Dès que l’on évoque la question de la mesure du succès, les pistes les plus folles sont envisagées et certains médias n’hésitent pas à franchir le cap. Notre philosophie est différente: nous voulons offrir un maximum de transparence aux rédacteurs, mais sans lier les questions de salaire au succès ou non de leur dernière production. Ils doivent avoir accès aux statistiques les plus pertinentes en fonction de l’article dont il est question. Ils doivent savoir que c’est un critère – mais pas le seul – dans l’appréciation faite par la rédaction en chef de leur travail. Après tout, à l’arbitraire du jugement du lecteur numéro un, le chef, et si on ajoutait un peu des retours des milliers de clients et autres visiteurs?
La statistique n’est pas reine
C’est ici que se cache l’un des problèmes majeurs pour ceux qui se fient aveuglément aux compteurs de Chartbeat, Google Analytics ou Facebook: ces outils ne mesurent pas tout. Nous avons souvent sauté à pied joint sur la plateforme qui nous offrait le plus de statistiques. Sans nous poser la question de leur pertinence ou même de leur fiabilité. C’est particulièrement vrai lorsqu’on estime qu’un article doit faire rayonner le titre, l’imposer comme un acteur important dans la région, jusqu’à le faire exister comme quatrième pouvoir – l’un des objectifs les plus nobles de notre profession. Comment le mesurer? Est-ce qu’un dashboard permet de nous éclairer? La réponse est non. Il faut aller se promener au parlement, il faut appeler des contacts, répondre à des téléphones courroucés ou des lettres – encore souvent manuscrites, croyez-en mon expérience – de félicitation. Ces signaux, auxquels les algorithmes sont largement aveugles, valent plus que des dizaines de likes. Typiquement, dans le cas de longues enquêtes à l’impact politique indéniable, le nombre de pages vues est décevant. Je me suis plus d’une fois retrouvé face à un journaliste encore ébouriffé par sa plongée dans des milliers de pages de révélations, déçu parce que son enquête n’avait pas fait le boum qu’il espérait, les yeux rivés à notre outil statistique. Il fallait se tourner vers d’autres signaux pour remarquer que son travail était important.
Un «data analyst» pour épauler la rédaction
Dès octobre, un spécialiste de l’analyse de données sera présent dans la rédaction du Temps. Il sera au service du rédacteur en chef de piquet, celui qui supervise la production de la semaine. Son rôle: assigner les bons indicateurs de succès à chaque contenu, s’attacher aux signaux faibles mais riches d’enseignement qui ne figurent pas sur les résumés statistiques des écrans. A terme, nous espérons pouvoir lier un ensemble d’indicateurs de succès à chaque article, dans notre outil, et présenter les bons chiffres à l’auteur plutôt que de le laisser naviguer entre plusieurs dashboards. Et l’analyse fine autant que le regard des confrères vaudront toujours plus que les outils standardisés.
Point de départ idéal
Ce changement fondamental dans l’approche éditoriale s’est fait de concert avec un changement technique profond. L’outil qui gère notre paywall, Piano, nous permet de multiplier les tests, de personnaliser l’expérience utilisateur. Le chemin – commercial – vers l’abonnement, doit-il être le même pour tous? Un visiteur occasionnel ne doit-il pas être d’abord converti en abonné à une newsletter avant qu’on ose lui demander son numéro de carte de crédit? A l’autre bout du spectre, après combien de temps doit-on s’inquiéter de ne pas avoir revu un abonné de longue date sur notre site ou nos applications mobiles? Et comment réagir?
En liant les deux chantiers, celui de l’offre éditoriale à celui de la stratégie commerciale, nous avons jeté les bases d’une approche qui ouvre de multiples pistes. Et nous passerons les prochains mois à tester diverses approches avec, au final, une seule conviction: nous devons convaincre notre audience que nos articles, vidéos ou podcasts, méritent sa fidélité.
Un article posté à l’origine sur le LE BAC À SABLE, Le labo numérique du Temps, reproduit ici avec l’autorisation