Regard et témoignage
Le regard de Jean-Marie Charon
Le témoignage de Maïté Darnault
Le regard de Jean-Marie Charon.
Rendez-vous était donné au Club de la presse, un jour de mobilisation interprofessionnelle et de procès événement. Les journalistes du Progrès, de Rue89 Lyon, de Lyon Mag, de France 3 et France 2 venaient échanger sur le traitement du mouvement des Gilets jaunes qui les a mobilisés une année durant, chaque samedi et à bien s’autres moments au cours des semaines et des mois. Une fois encore l’échange a été ouvert, sans détours et d’une grande densité. Comme précédemment, il importe de restituer aux uns et aux autres leurs témoignages, leurs analyses, leurs idées, pour eux, pour ceux nombreux désormais à avoir joué le jeu de ces séminaires, pour ceux qui nous suivent dans le périple qui occupe les Entretiens de l’information toute cette année. Cette synthèse subjective est aussi une invite à d’autres regards, commentaires, points de vue de journalistes participants. En attendant les séminaires du 19 mars prochain à Nantes, puis en mai à Toulouse.
Pas vu venir :
Il aura fallu plusieurs semaines pour que les journalistes lyonnais, y compris ceux qui sont familiers du terrain et des mouvements sociaux – réalisent que la mobilisation allait durer. Pourtant dès le premier samedi un fait avait surpris un journaliste du Progrès : malgré la mort d’une personne sur un rond-point, ce n’est pas cet accident qui avait fait événement mais bien l’intérêt suscité par toutes occupations des dits ronds-points. Le scepticisme domina pourtant tout un temps : « Tous les jours, je voyais que cela durait. Je n’y croyais pas… ». S’étonne encore un participant. C’est seulement au troisième samedi que cela parut vraiment devoir s’installer, d’autant que l’intérêt du public ne se démentait pas.
Différents :
Journalistes du Progrès ou de France 3 sont à l’unisson : les personnes qui se mobilisaient apparaissaient, dès le départ, différentes de celles côtoyées habituellement dans les manifestations : elles étaient apolitiques, sans représentants, neuves (jamais manifesté), la quarantaine ou la cinquantaine, des artisans dénonçant les taxes, etc. Elles n’avaient pas de leaders, pas de porte-parole, alors qu’elles cultivaient une forme « d’esprit de famille ». Il y avait un côté « génération spontanée ». Souvent des gens mobiles, sans racines, sortant en tout cas des cadres et que les journalistes avaient du mal à joindre pour suivre leur action.
Hétérogénéité :
Il y avait autant de discours que d’individus, un « véritable puzzle ». C’est une mobilisation où il n’y a pas d’organisation, de procédures, entre ce qui fait mouvement et les individus, aussi divers soient-ils. Les journalistes n’ont retrouvé aucune forme d’action collective connue, à leurs yeux. Ils voyaient là plutôt des individus qui découvraient l’action, l’expression directe et publique. Lors des quelques assemblées générales lyonnaises, le mouvement semblait tirer à gauche, mais cela n’avait rien à voir avec la sensibilité des ronds-points, celle-ci étant d’ailleurs diverse.
C’était aussi un mouvement de la périphérie vers le centre, les villes, les métropoles, une forme de clivage ville / campagne. On a pu entendre des « Les lyonnais, bougez-vous ! Descendez dans la rue ! ». Le discours n’était pas celui d’urbains. Il y avait parfois des scènes surréalistes de Lyonnais installés aux terrasses de cafés, alors que dans l’axe apparaissaient un cortège de manifestants, suivi de rangs de CRS.
Entrer en contact avec les gens.
Au début les journalistes ont été bien accueillis, se souvient un cadre de la rédaction du Progrès, puis cela s’est « enkysté » constate-t-il ? C’est un peu comme pour « Nuit debout » ou en 1995 suggère un journaliste d’un pure player local. Avec le temps, à peu près tous les journalistes ont voulu et ont été amenés à établir une relation directe avec des Gilets jaunes. De fait, les gens avaient le sentiment d’être très dépendants des médias, mais les choses ont évolué dans le temps. Les médias de proximité avaient plutôt la primeur. En revanche les problèmes concerneront les télévisions et les journalistes travaillant avec les caméras. Là s’est développée une violence réelle contre la personne des journalistes et leur matériel, sachant que tous pâtissaient ici de l’image de BFM. En tout état de cause impossible de filmer qui que ce soit, sans discuter, expliquer. Les gens étaient défiants à propos de ce qui allait être gardé de leurs propos.
Le rôle des réseaux sociaux n’a pas non plus facilité ce contact. Des personnes se sont complètement investies dans la production de contenus, informatifs à leurs yeux, sur le mouvement. Ils n’avaient plus besoin des journalistes. D’aucuns ont tenté une expérience de média gilet jaunes, paradoxalement dont la forme collait complètement aux codes BFM, l’objet pourtant de leur exaspération. Un temps les groupes Facebook ont été une opportunité pour entrer dans les échanges, la pensée du mouvement. Mais cela s’est complètement bloqué les groupes utilisant désormais des messageries cryptées (Telegram, etc.)
Revendications
Il y avait énormément de revendications. Bien sûr, les 80 km/h, les taxes, le RIC, sans compter celles des AG, tirant plus à gauche, qui ne furent jamais complètement, toutes communiquées. Le Progrès a d’ailleurs publié un inventaire de celles-ci, une double page, titrée « Que veulent les Gilets jaunes ? ». La question était posée aux uns et aux autres à chaque manifestation. Pour beaucoup des personnes mobilisées, l’important était plutôt le fait d’être présent dans les centres urbains, d’occuper l’espace public. Encore une fois la population de la périphérie vient et occupe les centres-villes.
Le vote à l’Assemblée Générale de janvier 2019 a débouché sur une situation compliquée pour les journalistes. L’accès était difficile aux discussions et à ce qui était voté. Ce qui ressortait dans les propos des uns et des autres était autant de revendications que de personnes. Au fil du temps les commissions créées alors ont disparu hormis celle concernant les « violences policières », la « commission Justice ». Un peu comme beaucoup de mouvements qui s’épuisent, suggère un journaliste. Une journaliste travaillant à Bordeaux souligne une évolution très différente des Gilets jaunes dans cette région avec des expériences de réalisations concrètes, alternatives, suscitant l’attention de journalistes.
Violences
La violence aura été une donnée très importante dans le travail des journalistes. Cela a pu aller de cette violence symbolique qui obligeait d’afficher un gilet jaune pour circuler en voiture sur les ronds-points, jusqu’aux coups directs portés à une JRI de France 3, réduite à rentrer avec les morceaux de sa caméra. Les journalistes locaux ont découvert des pratiques, pour eux peu familières, avec les cocktails molotov, les pétards, les lances pierre… Certains pensaient que ce n’était plus leur métier…
Le problème des violences ne se limitait à pas aux Gilets jaunes. Il y a eu un vrai problème avec les forces de l’ordre : tirs de LBD au cours d’une interview, charge de police sur un photographe. Cela pouvait arriver n’importe où et à n’importe quel moment, contrairement aux schémas des manifestations habituelles, avec les fins troublées place Bellecour. Les journalistes étaient ciblés, y compris ceux que les policiers connaissaient bien et avec qui ils avaient pu échanger dans d’autres circonstances.
Questions de temps.
La durée du mouvement, inédite, pour les journalistes présents aura posé des questions particulières, à commencer par les modes de traitement. Il y a bien sûr eu une multiplication de portraits : « pourquoi manifestaient-ils ? », l’histoire des gens, ceux aussi qui décidaient de quitter le mouvement.
Les débats internes ont aussi été présentés, moins les revendications, qui ne prêtaient pas tellement à discussion, contrairement aux formes d’action : quelles initiatives ? Ce qui pouvait gêner l’opinion. Comment emmener le monde ? Qui pour représenter ?
Cependant la question deviendra souvent : « Encore une manif, qu’est-ce qu’on dit de plus ? ». « Pourquoi on y va ? ». « Qu’est-ce que vous voulez montrer ? ». Du 8 décembre au 8 mai, tous les samedis en live à Lyon, mais en privilégiant quels angles ? s’interrogeaient les différentes rédactions. A chaque manifestation on se préparait aussi pour quelque chose de grave.
Cependant le constat est la difficulté ressentie à sortir de la news. Aller vers l’investigation ? Trouver l’explication ? Après, notamment, Florence Aubenas et son appel à un traitement de proximité. Pas assez de temps, de moins en moins d’effectifs, « 40 000 choses à faire », « la famille qui fait la gueule », « la folie depuis un an » sont autant de limites qui entravent le « pas de côté ». Finalement au fil des mois ce qui va l’emporter, c’est : « ce qui dégénère », le maintien de l’ordre.
Pas de côté.
Plusieurs journalistes expriment l’idée d’un pas de côté : « On a senti qu’il faudrait dire stop, à un moment donné, un pas de côté, changer de logiciel ». Le problème est que cette aspiration percute les « modèles de fabrication » de l’information. Le journaliste de France 2 doit amener les éléments demandés par la rédaction nationale, quitte à se retrouver en porte à faux avec ses interlocuteurs sur le terrain. La rédaction de France 3, nourrit son antenne et apporte des images au national. Et puis les audiences étaient bonnes, de 10 à 30% supérieures les samedis.
De son côté un cadre de la rédaction du Progrès dit à quel point il a eu envie de passer du temps avec les gens, mais qu’il ne l’a pas vraiment fait non plus. Paradoxe et contradiction des logiques professionnelles, puisque le même exprime à quel point il a été touché par les témoignages de « gens cassés ». Témoignages qui ont eu une importance pour lui personnellement.
Fatigue et solitude du reporter.
Un accord se fait sur l’idée qu’il a manqué des moments d’échanges entre journalistes. Un besoin est ressenti de discuter des angles et des moyens à mettre en œuvre. Faut-il être protégé et comment ? Que faut-il porter ? Les grosses rédactions ont eu des consignes précises. Pas les pigistes, pas les petits médias. Le besoin d’échanges aura été particulièrement sensible après les manifestations, après les agressions violentes, après les grenades inhalées des heures durant. Ce besoin était d’autant fort avec ces successions de samedis, avec des récupérations insuffisantes. Il n’y a même pas eu de soutien psy, à l’exception d’une JRI présente, après une agression avec bri de son matériel. « Nous avons besoin de discussion, pour nous aider les uns les autres ». Il y a bien la machine à café pour les grosses rédactions à l’image du Progrès ou France 3. Mais les autres, à commencer par les pure players ou la PHR ? Et bien l’un d’eux dit clairement ce sentiment d’être seul.
Images et représentation des médias locaux.
Qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou des hiérarchies des rédactions une image des journalistes et des médias locaux s’est imposée, un peu décalée, de second plan, au regard de leurs homologues nationaux. Pour les télévisions on attendait souvent des images de violences à l’unisson des manifestations parisiennes. Il fallait angler les sujets en conséquence. Cela s’est ressenti y compris en rédaction de presse écrite. L’illustration la plus désagréable et dénoncée est cette pratique consistant à utiliser les images des journalistes locaux, hors contexte et hors des sujets conçus par eux, attisant alors l’animosité des personnes mobilisées.
Où va la mobilisation ?
La tonalité qui domine les appréciations des uns et des autres serait plutôt celle d’une fin du mouvement. Bien sûr il y a beaucoup de jaune dans les manifestations sur les retraites, mais c’est une partie des personnes mobilisées qui vient gonfler les « avant manifs », à l’avant des cortèges officiels, « avec les black bloc » risque même un des participants. Il y a aussi, que certains groupes politiques aux extrêmes notamment, « repeignent leurs discours et actions en jaune ». S’agit-il d’une spécificité lyonnaise ? Une journaliste de Bordeaux observant davantage en Aquitaine, une forme de jonction, combinaison des dynamiques et initiatives des deux mouvements.
A suivre donc cette analyse du mouvement et ce travail de « retour sur », collectif, évoqué, souhaité et concrétisé aujourd’hui, grâce au Club de la presse de Lyon en partenariat des Entretiens de l’information.
Jean-Marie Charon (Président des Entretiens de l’information, membre du Club de la pesse de Normandie).
Le témoignage de Maïté Darnault.
Je suis journaliste indépendante, correspondante d’un quotidien national en région et je collabore également à un pure-player national qui fait le suivi au long cours de sujets ciblés. C’est pour ce dernier que j’ai le plus produit au sujet des gilets jaunes : des reportages sans longueur imposée, sur des angles que j’ai proposés et/ou affinés avec la rédaction en chef, suite à des discussions régulières et fournies. J’ai ressenti cette autonomie comme un énorme luxe, quand je croisais des collègues soumis à des impératifs contraints de temporalité et de format. Du court rendu vite, ça peut rapidement risquer de devenir du vite fait, voire du fabriqué, malgré toute la conscience professionnelle, au départ, du journaliste et le fait qu’il connaisse bien son terrain… Et en particulier quand ce « court vite fait » n’est qu’un maillon d’une segmentation de l’info sur laquelle le journaliste de terrain n’a pas forcément de regard final.
Le 17 novembre 2018, j’ai proposé au quotidien national de couvrir un rassemblement des gilets jaunes dans un bourg de campagne. Je pensais rentrer vite chez moi, personne ne se doutait, moi comprise, que ce mouvement serait le feuilleton de l’année à venir. Je me trouvais par hasard à 20 km du rond-point où est décédée la première gilet jaune. J’ai envoyé le premier papier sur le rassemblement dans le premier lieu et je me suis rendue sur l’autre lieu, pour un deuxième papier, la gravité de l’événement le justifiait pour la rédaction en chef. J’ai été étonnée que les gens s’accrochent à leur mobilisation, malgré le décès auquel ils venaient d’assister. La plupart était surtout choquée, avait le besoin impérieux de témoigner et était du coup reconnaissants d’être écoutés.
Au lendemain du troisième samedi de mobilisation, le pure-player longs formats m’a demandé d’aller sur un rond-point et d’y rester. En tout, j’ai passé deux mois avec les gilets jaunes de ce rond-point, j’allais les voir plusieurs fois par semaine, on échangeait des textos, on se parlait au téléphone quand on ne pouvait pas se croiser. Pour commencer ce terrain, j’ai passé deux journées avec les gilets jaunes avant de sortir mon cahier. Je me présentais aux gens, j’expliquais mon travail, j’écoutais. Certains me demandaient pourquoi je n’enregistrais pas, je ne prenais pas de note. Je leur disais simplement que j’allais revenir, que j’étais là pour un moment, qu’il fallait faire connaissance.
Certaines des personnes avaient déjà été en contact avec des médias locaux avant le début du mouvement des GJ. J’ai beaucoup expliqué notre métier, les métiers du journalisme, ça a été une constante, mes interlocuteurs étaient demandeurs, ils étaient d’emblée très méfiants vis-à-vis de la presse quotidienne régionale écrite et de la télévision nationale (chaînes d’info en continu, émissions d’actualité, JT classiques). Le réseau de Radio France (France Info et France Bleu) et France 3 m’ont semblé bénéficier de moins de défiance.
Quand mon premier article pour le pure-player national a été publié, je l’ai imprimé et je l’ai amené sur le rond-point. Et je suis restée pour être disponible pour d’éventuels retours. Une personne l’avait déjà imprimé de son côté, il y avait donc une attention portée à ma présence et au résultat produit : du reportage de proximité au long. Je n’ai pas l’impression d’avoir écrit cet article – et les suivants – « pour » eux, en les brossant dans le sens du poil. J’ai écrit au fil de mon « honnête non-objectivité » et ça m’a permis d’être acceptée. De faire « passer » le fait, à d’autres occasions ensuite, de débarquer en coup de vent pour recueillir un propos rapidement car je devais envoyer vite.
Mais je faisais attention, la fois suivante, de rester plus longtemps. D’écouter, et de raconter aussi. Comment sont formés les journalistes, leurs contraintes, sans non plus excuser les dérives, d’expliquer que le cameraman de BFM, en région, n’est souvent même pas un salarié de la chaîne, mais l’employé d’une boîte de production sous-traitante, voire un intermittent du spectacle. Que c’est un mec comme moi qui laisse sa famille le week-end, le soir, pour aller se geler le cul sur un rond-point. Comme eux. Qui se pose aussi régulièrement la question de la fin du mois, sans aucun doute à une autre échelle qu’eux. Mais cette idée du journaliste « next door » ne doit pas être réduite à une stratégie d’infiltration. Le principe, pour moi, c’est de profiter d’avoir le temps – ou d’essayer de le prendre – pour être claire avec mes interlocuteurs sur « d’où je parle », pourquoi, comment.
Sur le rond-point sur lequel je suis restée, il est arrivé que des GJ viennent me voir pour me parler de certains sujets, en me disant : « J’ai vu ça sur les réseaux sociaux, est-ce que c’est vrai, est-ce que tu peux chercher des renseignements, des infos. » Par exemple sur le traité d’Aix-la-Chapelle. J’ai pris soin de noter les demandes, de faire des recherches et de revenir avec des réponses. En m’appuyant largement – et en en faisant la promotion – sur le travail des médias qui ont développé une expertise en fact-checking. En mode : « Voilà, ça, c’est des faits avérés, après, les intentions politiques semblent être ça ou ça… ». Ou « il y a plusieurs versions et la plus plausible me semble être celle-ci mais c’est mon avis… ». Le fait de ne pas être dans une transmission surplombante a nourri des échanges riches : je n’insulterais personne en disant que certains GJ ne venaient pas sur les ronds-points pour du débat, de l’échange d’infos, mais j’ai rencontré une majorité de personnes qui avaient la sensation d’être mal informées (pas nécessairement « à cause » des médias mais aussi parce qu’ils reconnaissaient s’être désintéressés de la chose publique) et pour qui l’émulation – au-delà de la « convivialité », de cette aspiration à un autre « être ensemble » – était un motif très important de leur présence régulière devant les cabanes.
J’ai aussi croisé des gens qui soutenaient des avis définitifs, des thèses complotistes, mais il y avait une forme d’auto-régulation dans le groupe : soit ils étaient confrontés à leurs opinions immédiatement par un autre GJ, soit d’autres venaient me voir ensuite en me disant : « Tel ou telle raconte ça, mais ce n’est pas mon avis, ce n’est pas représentatif du mouvement selon moi. » J’ai aussi vu les points de vue évoluer, notamment sur le RIC. Quand il est arrivé dans le débat, beaucoup de GJ le revendiquaient, mais au fur et à mesure de la médiatisation du mouvement, de l’usure de la mobilisation, les avis étaient plus partagés. Une GJ m’a dit, en gros : « Dans un monde idéal, où tout le monde serait conscient et bien informé, le RIC, c’est parfait. Mais là, aujourd’hui, ce n’est pas possible. »
J’ai peu participé aux samedis de manif. D’abord parce que les GJ que je suivais pour le pure-player national restaient aux abords de leur rond-point le samedi (j’ai donc peu assisté à des situations de déambulation dans le centre d’une métropole avec eux), ensuite parce que pour le quotidien national, le suivi des manifs se faisait en priorité à Paris, où les événements ont pris une autre tournure que dans ma région. Pour ce dernier, j’ai fait deux manifs dans deux grandes villes, désignées successivement pour des appels à la mobilisation nationale des GJ en région. C’était tendu, le plus surprenant a été pour moi de voir les équipes de France 3 accompagnées d’un « garde du corps ». Je peux entendre la défiance vis-à-vis des chaînes d’info en continu, mais France 3, ça reste selon moi le symbole d’une info de proximité grand public et sérieuse, qui a encore, plus que d’autres en tous cas, les moyens de son professionnalisme… J’ai trouvé ça aberrant.
Les photographes avec qui je collabore n’ont pas eu à gérer de violence à leur encontre, sauf une fois en particulier, et de la part de la police. Quand des journalistes couvrent une manif, ils se trouvent souvent sur la « ligne de front », entre le début du cortège et les forces de police. C’est une règle tacite qu’ils puissent naviguer dans cet entre-deux, sans être inquiétés pour travailler. Lors d’une manif dans une métropole de ma région, mon photographe a été menacé par un CRS armé, pour qu’il recule, alors qu’il était clairement identifié (sa carte de presse dans un brassard transparent, deux appareils photo au cou). Il a beau eu crier qu’il était journaliste, qu’il ne faisait que son travail, il a failli se faire matraquer.
Ensuite, comme on était nassés mais qu’on devait envoyer nos textes et images, on a essayé de sortir de la nasse par une rue de côté. On a trouvé une petite rue vide bouchée par un cordon de CRS. On s’est avancés, ils ont crié de reculer. Je me revois lever les bras en l’air, avec ma carte de presse, crier « on est journalistes, on veut juste sortir ». Avancer quelques pas, m’arrêter, redire qu’on est journalistes. M’assurer que tout le monde comprend la situation, recommencer à avancer prudemment… En manif, je demande souvent aux officiers qui se trouvent face à la tête de cortège une estimation du nombre de manifestants, pour ne pas attendre le communiqué de presse de la préfecture. Là aussi, il est admis que l’on nous réponde. Pendant les manifs GJ, j’ai rarement eu de réponse in situ, il y avait une hostilité affichée des policiers, genre « GJ et presse, même engeance ».
L’autre situation de violence qui m’a marquée, c’est le résultat d’une « mauvaise » rencontre. Pour le quotidien national, je suis allée sur un autre rond-point où je ne connaissais personne. Je devais faire un papier court. Avec le photographe, on est quand-même restés presque deux heures à discuter. J’ai dit aux personnes que j’allais leur envoyer l’article quand il serait sorti. Il semble qu’ils aient compris que je leur enverrai avant publication. Quelques jours plus tard, je devais suivre les GJ de mon rond-point habituel, pour le pure-player national, qui avaient prévu de déambuler dans une petite ville en rejoignant des GJ d’autres ronds-points de la région. J’ai aperçu les GJ que j’avais rencontrés pour le papier court. Je suis allée les saluer, j’ai tendu la main au chef, qui l’a serrée et m’a dit : « Toi, tu es bien une salope de journaliste, tu t’es bien foutu de notre gueule. » Il n’a pas lâché ma main et a continué à être très véhément. D’autres hommes, plus jeunes, m’ont encerclée, en me disant que la photo avait été trafiquée (du pur délire, elle n’avait même pas été recadrée sur la maquette), qu’on n’avait pas respecté nos engagements (la relecture préalable sur laquelle je ne m’étais jamais engagée).
J’ai essayé de m’expliquer mais je ne pouvais pas en placer une. Ils étaient une demi-douzaine, mon photographe était loin. J’étais inquiète, je me disais qu’il fallait que je récupère ma main et que je parte vite. Un ado m’a postillonné au visage en me traitant de « pute à Macron ». Cette démonstration viriliste à deux balles m’a mise hyper en colère. J’ai dit au gamin d’arrêter de me cracher dessus, de reculer, j’ai dit au chef qu’il pourrait avoir des explications quand il aurait baissé d’un ton. Le fait que je me mette à gueuler aussi fort qu’eux les a désarçonnés, je suis arrivée à quitter le cercle. Ils n’ont pas essayé de me rattraper. Quelques mois plus tard, j’ai interviewé un sociologue spécialiste des rapports de genre, qui considère que certains débordements au sein du mouvement des GJ ont été une sorte de revanche d’une masculinité vécue comme bafouée par l’exclusion sociale et économique. A mon sens, on était complètement dans ce registre ce jour-là, et bien loin du nécessaire questionnement sur la qualité de la fabrique de l’information.
Maïté Darnault.
Photo Jeanne Menjoulet sur Flickr
#InformerSurLesGJ
Il y a un an déjà, commençaient les premières mobilisations des Gilets jaunes. Scandées au rythme des manifestations hebdomadaires, prenant simultanément la forme des occupations de ronds-points le traitement du mouvement fera polémique, à commencer de la part des Gilets jaunes. Chacun a sur le sujet ses représentations et ses impressions, nourries de ses expériences personnelles.
Il est temps de revenir sur ce traitement en mettant à plat contenus des médias d’information et témoignages de deux qui les produisent. Telle l’ambition partagée par Les Entretiens de l’information, l’Institut français de presse (IFP) et l’INA. D’ici quasiment une année (juin 2020), ils se proposent d’organisée une rencontre où seront discutées travau d’étudiants et de chercheurs, ainsi que le fruit d’un ensemble de séminaires de journalistes tenus à Rouen, Paris, Lyon, etc.
La circulation et la discussion des échanges dont font l’objet les séminaires de journalistes appellent la création d’un espace de présentation et de rencontre. Le site de l’Observatoire des médias semblait prédisposé à jouer un tel rôle. Pour chacun des séminaires il offrira une synthèse des échanges, ainsi qu’un ensemble de contributions, réactions, commentaires proposés par quelques-uns de ses participants.
Retour donc sur le séminaire tenu à Lyon le 16 janvier