Cet article est issu d’une conférence présentée dans le cadre des « Journées Saint François de Sales », à Lourdes le 24 janvier dernier, le thème général était celui de la « proximité ». La thématique du texte présenté ici était formulée dans les termes du « temps, allié de la vérité ». L’auteur intervenait en discussion avec Dominique Wolton.
Temps et qualité en matière d’information, cela résonne comme un retour au vieux dilemme de la lutte contre le temps et de la nécessité de prendre le temps de la distance, de la vérification, de l’analyse, de l’enrichissement du traitement de l’actualité. Le moment de cette interrogation n’est pas anodin, au regard de l’évolution des techniques de l’information et de leurs usages. Au regard surtout de la prolifération de propos erronés, malveillants, trompeurs, les fameuses fake news, celles-ci pouvant être issues d’une multiplicité d’émetteurs hors des médias eux-mêmes.
Règne de l’instantanéité.
Aujourd’hui, d’un certain point de vue, la bataille contre le temps a été gagnée par les rédactions, avec une forme d’instantanéité. Ce sont les lives et les éditions spéciales. Les chaînes d’information en continu, les sites d’information et surtout les réseaux sociaux, mettent en œuvre cette instantanéité, au moins sur les événements forts. Surtout ils imposent leurs choix de traitement aux autres médias, à l’image des éditions spéciales des chaînes de télévision et stations de radios généralistes, ainsi qu’aux Unes de quotidiens, etc.
Les usages, à commencer la « recherche d’information horizontale » [cf. « Presse et numérique – l’invention d’un nouvel écosystème »] via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche cette appétence pour l’instantanéité. Ils confortent et tendent à enfermer toujours plus les rédactions dans ce diktat de l’immédiateté. Comme le rappelle chacune des expériences des événements les plus forts (des attentats, aux finales sportives en passant même par certains faits divers (telle « l’arrestation » de Xavier Dupont de Ligonnès), etc.
Critique de la fragilité de l’information, faute de fiabilité.
Simultanément l’usager des médias se révèle toujours plus critique à l’égard des failles de cette précipitation dans le traitement des nouvelles. Année après année le Baromètre de La Croix (conçu initialement par la revue MédiasPouvoirs) nous rappelle la dénonciation de la fragilité de l’information produite (cf. la dernière édition de celui-ci le 15 janvier dernier) : au moins une personne sur deux ne croit pas que les choses se sont passées comme les médias le racontent… Dans « Les journalistes et leur public – le grand malentendu » (Vuibert, 2007) j’avais mis en lumière l’importance et la virulence de l’exaspération à l’égard de la multiplication des erreurs, approximations, contre-sens, au pire même bidonnages. Comme lorsque le téléspectateur de BFMTV a pu découvrir récemment cette insolite rencontre – d’un 3ème type – entre Emmanuel Macron et Yasser Arafat ! Ce que j’appelle le manque de fiabilité.
Multiplication des pas de côté – le slow journalisme.
En réponses à ces critiques et attentes du public, mais aussi fruit des aspirations d’une part grandissante de journalistes, se multiplient les « pas de côté ». Qu’il s’agisse de « revenir sur », d’approfondir des sujets de l’actualité ou de se décaler vis-à-vis de « la tyrannie de l’actu » qui empêche de saisir des phénomènes de fond, les « vraies questions » qui intéressent nos contemporains [cf. la promesse de La Croix – L’Hebdo], les projets, les créations, les lancements se confirment. Et ces « pas de côté » se retrouvent aussi bien dans les médias généralistes, que dans des médias dédiés au traitement long et lent. Dans les médias généralistes se développe en effet la notion de « formats longs » – évoqués dans de nombreux colloques, conférences, rencontres de journalistes – qui est mise en avant par de nombreux titres et supports d’information, de nouveau la promesse de La Croix-L’Hebdo, y compris en PQR. Illustration de cette tendance Luc Bronner directeur de la rédaction du Monde révélait récemment dans un tweet que son journal produisait désormais -25% d’articles qu’il y deux ans, pourtant réalisés par davantage de journalistes (« près de 500 ») avec une progression de l’audience et la diffusion (11%). Cela confirmait d’ailleurs une orientation déjà affirmée depuis un moment par le quotidien britannique The Guardian.
Prendre le temps de l’enquête ou du reportage.
Faire un « pas de côté » c’est sans doute d’abord le retour des « reportages au long cours », dans différents médias (à l’image de « Sur les docs » ou « Interception » pour Radio France), avec des postes de journalistes, voire des équipes dédiées. Ce sont aussi des concepts éditoriaux qui sont pensés uniquement pour accueillir des reportages aux narrations variées (textes, photos, graphismes, vidéo, podcasts, etc.) : XXI, 6 mois, Le quatre heures, Spicee, etc.
Le « pas de côté » revêt tout autant la forme de « l’investigation », des enquêtes lourdes, portées aux nues par d’aucuns. Celles-ci peuvent être le fait de rédactions traditionnelles (du Monde à France 2 en passant Radio France ou Arte) ou là encore de médias qui en font le pivot de leur ligne éditoriale (Médiapart, Médiacités, LePoulpe… sans oublier le toujours jeune Canard enchaîné).
Ces enquêtes peuvent être réalisées par des journalistes dégagés de l’impératif de produire vite, chaque jour ; ainsi que par des pôles d’investigation (Radio France). Elles peuvent être aussi le fruit de la mutualisation des moyens de multiples rédactions, à l’image des « Panama papers », avec l’appui et la méthodologie de l’agence / ONG, l’ICIJ (International Consortium of Investigation Journalist) ; ou encore du collectif « Data+local » initié par le groupe Centre France, avec sa première grande enquête sur les financements des CHU par les laboratoires (publiée à partir du 10 janvier dernier dans plus d’une dizaine de quotidiens régionaux.
L’enquête peut prendre des formes inédites quant aux matériaux utilisés, comme les datas, évoquées précédemment, mais aussi des outils d’intelligence artificielle, de simulation, etc. comme ces sujets produits récemment par la cellule vidéo du Monde, notamment ce tir de LBD à Bordeaux, qui va être publiée plusieurs mois après l’événement lui-même, mais dont le contenu n’en a pas moins d’impact (engagement d’une procédure judiciaire en l’occurrence).
Prendre le temps de la vérification : le fact checking.
La vérification de l’information est dévoreuse de temps et en même temps elle est consubstantielle au journalisme. Sauf qu’avec le temps court et les fake news, elle prend une valeur particulière, mobilisant des savoir-faire et des outils spécifiques, d’où la spécialisation de journalistes ou de services dans celle-ci, avec le « fact checking ». Ce sont les « Décodeurs » du Monde, le Checknews de Libération, le « Fake Off » de 20 Minutes, le « Vrai du faux » de Radio France, sans oublier le service AFP Factuel.
D’aucuns ont eu l’idée, en télévision, de le rendre quasi instantané, mais cela pourrait bien être un contre-sens, comme l’expliquait le « père » de cette démarche de fact checking aux USA, Bill Adair (Politifact), qui associait la vérification à la prise de temps et à la documentation du public, d’autant plus adaptée aux possibilités de « liens » qu’apporte le numérique. Libération avec Désintox puis CheckNews, y a associé opportunément la participation du public, qui interroge, parfois signale à la rédaction ce qui mérite d’être vérifié.
Décalés de l’actualité.
Il n’est de fait pas si nouveau que des articles, des sujets de médias traditionnels soient de fait « hors actualité ». Ce qui l’est peut-être davantage est le fait de voir émerger des médias proclamant ce parti pris comme cœur de leur concept éditorial. Plusieurs publications imprimées récentes relèvent de cette approche et ont trouvé leur public, à l’image des titres imaginés par Eric Fottorino (peut-être vacciné du quotidien, après une longue carrière au Monde), avec Le1, America ou encore Zadig.
Une autre déclinaison de ce même parti pris peut prendre la forme d’une information suivie, « feuilletonnée », des semaines, des mois, voire des années durant, à l’image de ces « Gilets jaunes de rage », etc. Tel est le concept imaginé et développé par d’autres « vaccinés du quotidien » – anciens de Libération – avec ce qu’ils qualifient eux-mêmes, « d’obsessions ». Dans le cadre du site d’information, LesJours.
Tout ne marche pas. Il ne suffit pas d’être plus lents ou décalés. Il y a bien sûr eu les échecs d’Ebdo, Vraiment ou encore L’Imprévu. Il y a, en revanche, d’incontestables succès à l’image de Médiapart ou du 1, de XXI ou Zadig. Il y a aussi des résultats encourageants qui restent à confirmer à l’image de Médiacités, du Poulpe ou LesJours.
Deux observations pour conclure.
La première est qu’il n’est pas forcément productif de diaboliser un temps de l’information au profit d’un autre. De fait les gros consommateurs d’information pratiquent les deux et mettent en perspective l’un avec l’autre. La mission des journalistes pourrait bien être ici d’apprendre aux publics à recevoir l’instantané (avec la prise en charge d’une « éducation aux médias ». Mais qui sont ces gros consommateurs précisément ?
Et ce sera la seconde observation, car une chose est frappante, d’Arte à Médiapart, en passant par Libération ou XXI. Ce sont, de fait, toujours les mêmes publics, gros consommateurs d’information, à niveau d’éducation élevé, emplois de cadres et professions intellectuelles, à fort engagement dans la société, l’économie. Quid des médias populaires ? Même si l’on retrouve ici la presse quotidienne régionale, qui s’interroge d’ailleurs sur l’effet de ces stratégies d’information dites « à valeur ajoutée » dans le numérique, quant à la composition sociale de son public.
Jean-Marie Charon
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