L’alarme est venue de Christine Leteinturier[1] qui estimait au terme de ses travaux au Carism, sur les carrières des journalistes, que celles-ci ne duraient plus en moyenne qu’une quinzaine d’années. Simultanément, il y a eu ces dix années de recul ininterrompu des effectifs des détenteurs de la carte de presse (cf. le « Baromètre social » des Assises du journalisme. www.journalisme.com), pour atteindre à ce jour -9,9 %. La tendance est trop établie, pour qu’il ne s’agisse que d’un non-renouvellement des départs en retraite. Il y a aussi l’interrogation sur l’impact de la multiplication des plans sociaux, année après année, sans savoir ce que deviennent ceux qui quittent les entreprises concernées. Enfin quel est l’impact des confinements liés au Covid, question que traitaient les dernières Assises du journalisme au mois d’octobre ?
Il a suffi d’évoquer le sujet sur Twitter pour que des dizaines d’anciens journalistes se proposent de revenir sur leur choix et de raconter ce qu’a été leur parcours professionnel. Les conditions étaient réunies pour lancer une enquête sur le sujet. Née sur les réseaux sociaux, en temps de covid, l’idée fut de concevoir une démarche « collaborative », dans la durée. Elle est collaborative au sens où tous étaient volontaires pour en être ; où tous acceptaient une formule d’entretiens par mail qui dura plusieurs semaines ; où tous continuent à être disponibles pour compléter leur témoignage. L’enquête concerne un peu plus d’une cinquantaine de personnes, qui quittent la profession ou qui ont opéré cette réorientation au cours des dernières années.
Le 3 novembre, dans un premier article de restitution des résultats, il était question de savoir où allaient les journalistes [lien article]. Aujourd’hui, la question est de mieux connaître qui ils sont ? âge, sexe, formation média, fonction, statut, milieu social d’origine. Viendra ensuite le temps d’analyser précisément le « pourquoi ? », soit les motivations et explications des uns et des autres.
Des femmes et des jeunes
L’image qui se dégage d’abord du groupe des 51 journalistes ayant fait le choix de quitter la profession, est la surreprésentation des femmes. Elles sont grosso modo, deux sur trois. Une telle proportion indique une tendance qui est d’autant plus manifeste que bien que la profession se rapproche progressivement de la parité, le chiffre de 2019 était encore de 47,5 % des cartes de presse. Une tendance qui paraît s’enraciner dans un faisceau de facteurs invoqués par celles-ci, pour expliquer leur départ du journalisme : la précarité, le sentiment de se heurter à de multiples plafonds de verre à divers niveaux, les problèmes récurrents de harcèlement, ainsi que la difficulté à concilier maternité et emplois du temps d’une activité aux horaires sans limites.
Le second trait caractéristique est celui de l’âge. Ces anciens journalistes sont jeunes, voire très jeunes : une petite moitié n’a pas ou a tout juste 35 ans. Un groupe significatif n’a pas dépassé les 30 ans, dans une profession dont l’âge d’accès n’a cessé de reculer au cours des dernières décennies. Il est donc question de très courts parcours, à peine une demi-décennie pour certains. Quelque chose s’est produit ici au regard du constat de Loïc Hervouet[2], lors des Universités d’été de la communication à Hourtin en 2002. Le directeur de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille parlait alors du « blues » du journaliste de 40 ans. Comme si une promesse, l’aspiration à une « profession passion » s’était fracassée sur la réalité d’un vécu affadi et épuisant.
Certes la question de l’âge ne se réduit pas à la question de la jeunesse, puisqu’un groupe a au contraire dépassé la cinquantaine, certains très proches de l’âge de la retraite décidant d’arrêter, désenchantés parfois, « épuisés » souvent, à la fois « psychologiquement et physiquement ».
Quelques mots de méthode.
51 entretiens de volontaires, qui se sont proposés de répondre aux questions sur leurs parcours professionnels.
Les entretiens ont pris la forme d’échanges de mails, à partir de questions ouvertes, avec relances éventuelles, hormis un entretien de « contrôle » en face à face.
Les questions étaient organisées autour de quatre thèmes :
Avant : professions des parents, études.
Description et vécu de la carrière de journaliste.
Les motivations de la réorientation professionnelle.
La nouvelle activité et les moyens d’accéder à celle-ci.
Soit, autant de mails que nécessaire, chacun pour intervenir à nouveau, pour préciser et développer, une idée, un point.
La démarche est dite « qualitative ». Le chiffre d’une cinquantaine est dans ce type de démarche « représentatif ». Les chiffres présentés dans les tableaux et la carte jointe sont indicatifs de tendances. En revanche ils ne sont pas adaptés à un traitement statistique ou toute forme de pourcentages.
Surprenantes origines sociales
L’origine sociale des partants (professions de leurs parents) détonne au regard d’une représentation de la profession, selon laquelle les journalistes seraient plutôt issus ou proches des élites politiques, culturelles, voire économiques, en tout cas de milieux plutôt « privilégiés ». Il y a bien un groupe d’enfants de ce qu’il est convenu d’appeler CSP+. Il est cependant nettement minoritaire, comprenant plutôt des professions libérales, notamment de la santé.
Le groupe le plus important est celui des couches moyennes intellectuelles, avec une très large dominante d’enfants d’enseignants du premier et du second degré. Il est d’ailleurs tentant de faire le lien ici, avec la part importante de ceux qui quittent le journalisme pour rejoindre des fonctions d’enseignements (cf. « Où vont les journalistes qui quittent la profession ? »). Il est notable que dans ce groupe il n’y a que deux cas de journalistes dont l’un des parents était lui-même journaliste. L’idée d’un milieu qui s’autoreproduirait en prend ici un coup, en tout cas chez ceux qui abandonnent la profession.
Les enfants de parents exerçant des professions intermédiaires constituent un autre groupe de moyenne importance, dans lequel il est intéressant de souligner la part occupée par des professions de santé : infirmières et infirmiers, sage-femme. Cumulées avec les enfants de médecins ou encore de travailleurs sociaux, il y aurait là une filiation particulière de journalistes issus de parents tournés professionnellement vers le service aux autres. La tentation est grande alors d’évoquer une hypothèse qui ferait un lien entre ces origines et un modèle du journalisme qu’évoquait la chercheuse nord-américaine Aralynn Mc Mane[3], dans sa thèse, soit le service des autres.
Plus contre-intuitive est sans doute l’observation, selon laquelle le second groupe par le nombre est celui de journalistes dont les parents occupaient des professions d’employés (les plus nombreux dans ce groupe), voire d’ouvriers. Un tel constat va en effet, à l’encontre de l’analyse faite régulièrement dans les profils des candidats aux concours des écoles de journalisme. Il paraît aussi très décalé vis-à-vis de nombreux commentaires sur un journalisme « hors sol » ou qui connaîtrait mal les catégories populaires, les habitants des banlieues, etc. À moins qu’il faille esquisser l’idée, qu’un départ prématuré de la profession soit la marque d’une forme de marginalisation d’une profession, qui a du mal à leur donner une place. Une idée que conforteraient des propos selon lesquels, ils ne seraient jamais sentis « légitimes » dans le journalisme.
Formations
Les trois quarts des journalistes qui ont quitté la profession avaient suivi une formation au journalisme. Parmi ceux-ci les deux tiers ont suivi un cursus, dans l’un des 14 « reconnus ». Ce chiffre est notable car il est quasiment à l’inverse de ceux de la profession en général, puisque l’Observatoire des métiers de la presse révèle que le rapport est de 20 % de cursus reconnus, pour 80 de non reconnus. De la même manière, qu’une telle proportion de formations au journalisme apparaît plutôt élevée au regard d’études telles que celles du Carism, qui portaient sur les nouveaux titulaires de la carte de presse en 2008[4]. Faut-il y voir un effet « mécanique » de la proportion de jeunes parmi les « partants » ?
Assez logiquement les anciens journalistes de cette enquête ont globalement bénéficié de niveaux de formations plutôt élevés, puisque la règle est au minimum celle de la licence, alors que plus de la moitié a un niveau master. Cette indication est importante, tant elle souligne la brièveté de carrières, puisque ce niveau implique une entrée dans la profession vers 25 ans, alors qu’une partie significative s’est déjà réorientée avant 35, voire 30 ans. Il n’y a en fait que trois personnes qui n’ont pas le bac ou tout juste ce diplôme, celles-ci figurant parmi les plus âgées.
Précarité
La précarité, sous ses diverses formes est très présente dans les parcours des journalistes qui quittent la profession. Elle n’est pas une explication exclusive, puisqu’un peu plus de la moitié d’entre eux ont connu des périodes de CDI, voire ont fait toute leur carrière en CDI.
Les femmes sont ici beaucoup plus représentées, notamment dans des carrières où s’alternent CDD et piges. Elles sont aussi beaucoup plus nombreuses parmi les pigistes, la moitié d’entre elles ayant connu le statut de pigistes. Quelques-unes ont dû également faire face à des périodes de chômages, beaucoup plus que leurs collègues hommes. Est-ce la manifestation, d’une difficulté d’accès à des emplois stables ou adaptés en France, mais un groupe des journalistes partants a exercé un temps à l’étranger. Il n’y a ici que des femmes, parmi ceux-ci.
Deux situations, sans doute minoritaires, soulignent les difficultés à se maintenir dans l’emploi pour certains. La première prend la forme de périodes d’activités en tant que journaliste, mais bénévole, dans des publications militantes, associatives, voire d’ONG. La seconde consiste dans des périodes d’alternance ou de cohabitation avec des emplois hors du journalisme, dans la communication, ce qui est assez connu, mais également dans la librairie, le marketing ou encore la traduction. Notons que ces situations concernent aussi bien des hommes que des femmes.
Tous médias et fonctions
Du point de vue des médias et des fonctions occupées, il est surtout frappant que tous sont représentés. Sans doute un média tel que la Presse Quotidienne Régionale, revient souvent, alors que la presse magazine, gros employeur de pigistes est moins présente. La radio est sans doute surreprésentée au regard de la télévision. Les agences apparaissent peu. Il ne s’agit là, on peut le supposer, que d’effets induits, assez inévitables avec une méthode qualitative. L’important est que tous apparaissent, avec aussi bien de grands groupes de presse, que de fragiles pure players du web. La même observation vaut pour les fonctions où se retrouvent aussi bien les fonctions de collecte et recherche d’information, les grandes spécialités (économie, santé, sciences, éducation, culture, sports, agriculture, etc…), hormis sans doute la politique, que les métiers dits « assis » de l’édition, de la présentation, des desks, etc. Un groupe certes minoritaire, mais significatif est constitué d’anciens cadres de rédactions : chefs de service ou d’édition, rédacteurs en chef et adjoints, etc. Assez remarquable aussi est la présence de quelques professionnels, ayant joué un rôle significatif dans l’innovation numérique.
Mais alors, pourquoi, y compris ceux-ci partent-ils ? Il s’agit là du prochain volet de cette enquête. Celui qui analysera les motivations des uns et des autres, leurs explications, l’exposé des problèmes auxquels ils n’ont pu trouver de réponse adéquate, dans le journalisme, cette « profession passion » à laquelle ils disent avoir tant de mal à se passer.
[1] « Continuité/discontinuité des carrières de journalisme », Recherche en communication n°43 – 24/10/2016
[2] « Journalistes, cherchent repères désespérément ». Université de la communication à Hourtin. Août 2002.
[3] « Vers un profil du journalisme « occidental ». Analyse empirique et comparative des gens de presse en France, au Royaume Uni, en Allemagne et aux Etats-Unis ». Réseaux n°51, 1992.
[4] Christine Leteinturier, « La formation des journalistes français : quelles évolutions, quels atouts à l’embauche ? le cas des nouveaux titulaires de la carte de presse 2008. Les Cahiers du journalisme n°21, 2010. Pour mémoire l’ensemble des formations au journalisme était passé de 43% à 60% entre les nouveaux titulaires de la carte de presse de 1998 à 2008.
J’attends avec impatience le prochain volet.
Je m’interroge sur cette profession qui me semble trop protégée de la pression transformatrice que subissent bien d’autres secteurs pour se réformer. Les entreprises de l’industrie médiatiques traditionnelles me semblent notamment être structurées en interne comme des entreprises du 20è siècle, au regard des discours qu’elles produisent sur des questions de management, de gouvernance et de rapport de subordination. Une telle homogénéité dans les approches, qu’on pourrait qualifier de conformisme, me semble en effet particulièrement en décalage avec ce qui se passe ailleurs et qui produit des débats et même des tensions relativement graves (surtout générationnelles). Que des femmes et des jeunes ne s’y retrouvent alors pas ne me semble alors pas très étonnant.
Mais je me trompe peut-être et je verrai bien à la lecture du prochain article. :-)
Bravo ! Je suis avec intérêt cette enquête qui fait tomber quelques clichés sur les journalistes, dont celui qu’ils-elles sont issu-e-s majoritairement du même milieu socio-culturel. J’attends également la suite avec patience. Une requête toutefois: que les auteurs signifient aux « interviewés » quand et où paraît chaque épisode de l’enquête…
Chère Véronique, nous avons et allons annoncer chaque parution sur Twitter, Facebook, LinjedIn, Instagram. Chacun peut ainsi réagir, compléter, développer son témoignage. Nos mails sont connus et ouverts, afin de corealiser le plus possible cette enquête.
Whaou ! Cet article me confirme mon impression lorsque j’ai tenté de pénétrer une fois ce métier. Ai bien fait de passer rapidement à autre chose lol.
Si il en est ainsi des journalistes, quel avenir alors pour le journalisme et l’information dans ce pays ?