L’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale qu’examine actuellement l’Assemblée nationale souhaite sanctionner certaines diffusions de vidéos mettant en scène policiers et militaires en intervention. Une nouvelle pierre dangereuse à un édifice en construction, notamment à Bruxelles avec la prochaine directive Digital Services Act, qui pourrait restreindre encore plus fortement la liberté de communication en limitant la diffusion de contenus.
Le 1er mai 2018, une vidéo de quelques secondes est diffusée sur les réseaux sociaux. Elle montre un homme, portant un casque des forces de l’ordre, s’en prenant à deux manifestants place de la Contrescarpe à Paris. Ainsi, débutait la fameuse “affaire” dans laquelle sera mis en cause Alexandre Benalla, un proche collaborateur du Président de la République.
Plus de 2 ans après, l’Assemblée nationale examine une proposition de loi destinée à inscrire dans la loi, via son article 24, une nouvelle infraction.
Cet examen intervient alors que des récentes vidéos montrent à quel point la question des violences policières est plus que jamais dramatiquement réelle.
Ainsi, serait demain sanctionné le fait de diffuser “dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police”.
Beaucoup ont pu s’exprimer sur cette mesure et de son inadéquation avec les principes constitutionnels de la liberté de communication – une liberté reconnue de pouvoir tant recevoir qu’émettre des informations. La disposition demeure floue à plusieurs égards, soulevant des interrogations de la part de la Commission européenne quant à la compatibilité de ce texte avec les principes fondamentaux européens. Si le texte ne souhaite pas sanctionner la capture des images, c’est bien la diffusion qui est visée. Or, l’infraction commence à partir du moment où la diffusion est faite dans le but de porter une atteinte à l’intégrité physique – par exemple, au travers de menace – ou à l’intégrité psychique des fonctionnaires en opération. Comment définir l’atteinte à l’intégrité psychique ? Comment celle-ci peut-elle s’apprécier ? Qui pourra s’en assurer, dans quelles conditions et dans quels délais ? Le flou règne.
Or, ces questions doivent aussi être posées au regard d’une dimension complémentaire totalement oubliée dans les débats actuels. Car entre l’auteur de la vidéo et le public qui la regarde, d’autres acteurs sont généralement présents : ceux qui participent à leur diffusion, qu’ils s’agissent de grands médias ou de plateformes d’hébergement de contenus sur Internet. Réseaux sociaux et plateformes de vidéos seront les premiers destinataires de courriers, de mises en demeure et de notification destinés à faire procéder à la suppression rapide – voire immédiate – de telles vidéos.
A l’issue de chaque manifestation, combien de messages, ces plateformes seront-elles susceptibles de recevoir, contestant la présence même de ces contenus. Au delà des menaces qui pourraient accompagner ces vidéos – qui, rappelons-le, peuvent déjà être sanctionnées en application du code pénal, il sera aisé à toute personne d’arguer d’une “atteinte à l’intégrité psychique” d’un agent de police pour obtenir la suppression de vidéos d’échauffourées après leur publication – voire, par extension, l’arrêt immédiat d’une diffusion en direct de certaines violences.
Associé au futur cadre européen en cours de préparation, sous l’impulsion de la France, l’effet de cet article 24 sera sans doute bien supérieur à ce qui est aujourd’hui imaginé. En demandant aux plates-formes de “limiter la viralité de contenus”, de “supprimer dans un délai très court” voire “d’empêcher ces contenus de réapparaître », l’effet cumulé de cette disposition nationale aux contours très flous avec le cadre européen en préparation aura un impact sans précédent sur la liberté d’information. Les plateformes seront tenues de supprimer rapidement toute vidéo mettant en scène un policier, voire limiter sa viralité et le tout sous le contrôle et une sanction des autorités. Aucun juge n’interviendra. Aucune décision ne sera prise permettant de dire le droit. Ces entreprises seront seules tenues, au risque d’être elles-mêmes responsables, de couper l’accès à cette information. L’effet ricochet de l’application de la loi française conjugué au futur cadre européen fait frémir. Ubuesque et dramatique.
Montesquieu l’avait prédit, “Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires”. Le temps perdu jusqu’à aujourd’hui sur cette disposition aurait sans doute pu être utile à d’autres discussions, comme par exemple renforcer concrètement les capacités permettant la poursuite effective et rapide des auteurs de propos haineux.
Nulla verba, res..
Giuseppe de Martino
Fondateur de Loopsider et président de l’Asic.
Fondateur de Loopsider et président de l'Asic