L'Observatoire des médias

Pourquoi quitter le journalisme ?

Le diagnostic est posé dès 2016 : selon Christine Leteinturier les carrières de journalistes raccourcissent, pour se situer à une quinzaine d’années, en moyenne[1]. C’est dire que nombre de journalistes quittent la profession dès 30 – 35 ans, comme cela apparaissait dans « Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? ». Il aura suffi d’un échange sur Twitter pour que soit lancée une enquête qui réunit une cinquantaine de volontaires, qui ont bien voulu revenir sur leur parcours et les circonstances de leur réorientation vers d’autres professions (cf. « Où vont les journalistes qui quittent la profession ? »). Pourquoi quittent-ils la profession constitue le cœur de cette recherche et est précisément l’objet du présent article. Ce sera donc le troisième volet de la restitution des résultats d’une démarche qui s’est voulu, dès le départ, collaborative[2], associant à chaque étape ceux qui ont été volontaires pour nous entretenir de leur vécu du journalisme, de leurs interrogations et des choix qui se sont imposés à eux.

51 histoires singulières, 51 parcours, 51 caractères, 51 personnalités, 51 contextes, et il n’y a pas un motif qui expliquerait le choix ou l’obligation de quitter le journalisme. C’est un ensemble de facteurs qui interviennent au niveau de chaque individu et du collectif. Il n’empêche que deux thématiques dominent largement, celle du désenchantement et celle de l’usure.

Désenchantement :

L’idée d’un désenchantement émane d’une très large majorité des entretiens. Elle est d’autant plus notable de la part de personnes qui parlent toujours de « profession passion », de personnes qui ont souvent accédé à celle-ci, par l’une des formations reconnues, aussi difficiles soient-elles à l’entrée. Ce désenchantement il est d’abord vécu pour la plupart, comme une « perte de sens » du journalisme au quotidien au regard de ce qui avait motivé le choix cette profession : « j’avais perdu tout sens de mon travail ».

Plus précisément la perte de sens s’exprime dans le constat du décalage ou de la contradiction entre le métier qui avait motivé au départ, son rôle social, ses exigences intellectuelles et la manière dont il se pratique : « J’aime toujours le journalisme, mais pas tel qu’il est exercé par la plupart de la presse aujourd’hui ». D’où une « certaine perte de motivation pour ce que je fais ». Certains parlent alors du métier rêvé et de cette « impossibilité à pratiquer le métier rêvé ». D’autres ont été surtout choqués de la perte de son rôle auprès du public, de la société, constatant avoir « perdu le sens de l’utilité du métier », voire de sa perte de substance : « je ne voulais pas retourner dans un journalisme que je qualifierai de superficiel ». Et le besoin de sens est si fort et devenu si inaccessible dans le journalisme, que pour l’un d’eux il s’est agi de « se reconvertir pour retrouver du sens ».

Le désenchantement, lorsqu’il prend la forme d’une déception profonde, peut virer à la « révolte » face à l’extrême décalage entre l’idée du métier et son vécu : « le métier me dégoûte aujourd’hui. Je n’en pouvais plus des conditions dans lesquelles je l’exerçais ». « J’exècre le côté bling bling de la profession ». « J’étais dégoûté… du milieu journalistique en général ». Pour quelques-unes, le choc s’est opéré au niveau des valeurs, en se heurtant à des conflits d’éthique ou de déontologie professionnelle : « Je n’adhérais pas déontologiquement au traitement que j’ai dû faire de certains faits ». « J’ai perçu des failles dans l’éthique journalistique des rédactions en chef et des directions ». Comment faut-il interpréter que révoltes et conflits éthiques, soient évoqués par des femmes ? Hasard de panel ou marque de ce handicap d’être femme et journaliste ?

 

À bout de souffle :

Aussi, voire plus nombreux, sont les anciens journalistes qui disent avoir ressenti « l’épuisement » ou « l’usure », liés aux formes que prenait leur activité, d’autant plus lorsque celles-ci se prolongeaient dans la durée. « J’étais épuisée physiquement et intellectuellement » se rappelle l’une d’elles. « Je suis usée » se plaint une autre, alors qu’une autre encore, se rappelle « La fatigue physique, avec les horaires décalés… les insomnies… ». Ce sentiment d’être arrivé en quelque sorte à bout de souffle, conduit un nombre plus que conséquent à une rupture, une brisure, celle de la maladie, que celle-ci soit physique ou plus souvent psychique.

Ce sont en effet près d’un quart des personnes interviewées qui à propos de leur parcours évoquent des « dépressions », des « burn out », parfois jusqu’à des pulsions suicidaires, à un moment ou l’autre de leur carrière de journaliste, que ce soit ou non, directement, la cause de leur décision de se réorienter. Nombreux sont ceux qui signalent des arrêts de travail, qui se comptent en mois, parfois des années. Nombreux, sont ceux aussi qui ont dû ou qui continuent à devoir « se faire accompagner psychologiquement ». Dans les causes ou contextes de ces « burn out » se trouvent ainsi évoquées une intensité ou une durée du travail intenable pour ces personnes, des questions relationnelles, notamment avec les hiérarchies, le poids de l’insécurité pour ceux qui vivent la précarité, etc. : « Je ne me rends pas compte que je suis en burn out » dit l’une. « Tout cela contribue à dégrader la santé mentale et l’équilibre psychologique d’un individu », constate un autre.

Comme un contrepoint à ce sentiment d’être à bout de souffle, plusieurs anciens journalistes, décrivent leur nouvelle activité comme un retour à une vie qui peut à nouveau s’épanouir, une forme de retour à la normale, soit « un meilleur équilibre entre un travail qui a du sens pour moi et un mode de vie qui me convient », pour l’un, la possibilité « de faire des horaires raisonnables… en tant que jeune père », pour un autre.

Comprendre l’importance prise par ce phénomène conduit en effet à observer plusieurs facteurs sur lesquels ont buté, souvent trop longtemps, jusqu’à être « cassés », ces individus, qu’il s’agisse des conditions de travail, de la précarité, des niveaux de rémunération, du fait d’être une femme.

 

Conditions de travail :

Le paysage des rédactions et des conditions de travail est souvent décrit dans des termes extrêmement sombres : « charge de travail énorme », « horaires contre-nature », « violence du milieu », « du monde l’entreprise », « insécurité », etc. Surtout ce sont les évolutions et transformations de celui-ci qui sont critiquées et surtout redoutées. « J’en avais assez de l’injonction de devoir faire toujours plus, mieux, avec moins de moyens », pourrait résumer cette hantise. On a là quelque chose comme la face sombre de la mutation en cours des médias et singulièrement des rédactions. Se retrouve ici d’ailleurs les constats et les termes qu’évoquait largement l’étude Technologia de 2019, pour le SNJ : « Changements et évolutions dans les métiers du journalisme ».

Il est ainsi question de : « journalisme Shiva », de « pression », de Web 3X8 (« pas d’échappatoire »), « d’horaires épuisants (« décalés », « trop longs », « contre nature »), de « charges de travail énormes », de diminution d’effectifs, « d’ambiance de travail exécrables », de « baisse de tarif des piges », « d’ouvriers de l’info » et désintérêt pour la qualité des contenus, de « manque de considération de la part des hiérarchies », d’arrêts de titres et de médias, de « déclin de la presse écrite », de « marché du travail saturé », mais aussi de « violence dans les rapports de travail », ainsi que d’insécurité sur le terrain (banlieues, Gilets jaunes).

Parmi les sujets récurrents reviennent les considérations relatives aux salaires, baisses de piges, pertes de revenus, soit qu’il ait été question d’avoir dû « prendre un poste mal payé, assez au-dessous de mes compétences », soit que « dans ces conditions je dépassais à peine le seuil de pauvreté », soit que « la pige en termes de salaire (ne soit) pas un modèle viable à long terme ».

S’il est clair que partout l’impact du numérique sur l’activité des rédactions, comme des modèles économiques, est en arrière-plan de très nombreux propos, il est assez déconcertant de retrouver parmi les partants, des journalistes qui furent un temps des ambassadeurs et des symboles de l’innovation rédactionnelle sur le web.

 

Précaires :

Succession des CDD, enchaînement CDD-piges, voire CDDU, régime de la pige dans la durée, rarement choisi, « pression constante à se déclarer auto entrepreneur », passage par des périodes de chômages, d’activités hors journalisme, voire de bénévolat, la précarité au long cours a des effets délétères : « l’angoisse », « ma lassitude, ma tristesse et ma colère » et bien sûr l’épuisement – l’usure évoqués plus haut. Celles-ci vont d’autant plus s’imposer « que je n’étais pas préparé à la pige » dira l’un d’eux et qu’il génère la « frustration face aux inégalités de traitement, injustices, vis-à-vis des CDI » constate un autre, quand il ne produit pas un sentiment de discrimination, un pigiste évoquant alors « les petites humiliations, la condescendance et les a priori récurrents… » de la part « des hiérarchies », ceux-ci pouvant venir aussi des confrères : « J’ai souffert du snobisme envers les localiers et les pigistes… considérés comme des journalistes qui ont moins bien réussi » . Sans parler de l’inconfort de « devoir souvent rappeler (ses) droits et notamment la loi Cressard[3] »

La sortie de la profession devient alors inéluctable : « Je n’ai (plus) eu envie de continuer sur des années d’incertitude et de piges, à des horaires pas possibles ». Elle s’impose, pour certains, pour cause de maladie, quand ce n’est pas faute de ressources : « Je ne gagnais plus que 500 à 700 € par mois », avec même un tarissement complet de celles-ci avec le confinement « Pendant un mois c’est le black-out ».

 

Le handicap d’être une femme :

Les femmes sont nettement les plus nombreuses à quitter prématurément la profession, comme cela apparaissait dans « Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? ». Au-delà de cette surreprésentation, les anciennes journalistes sont nettement plus nombreuses à exprimer leur déception voire leur révolte face à ce qu’est le vécu de leur ancienne profession, à évoquer des conflits éthiques. Elles rencontrent plus massivement la maladie physique et surtout psychique. Elles ont connu davantage des problèmes de revenus et elles ont enfin été plus durement affectées par le Covid et le confinement.

Mais aux yeux de nombre d’anciennes journalistes, elles ont surtout ressenti un véritable handicap, lié au fait d’être femme. Ce handicap s’exprime dans des parcours qui se bloquent ou sont ralentis en raison du genre : « J’ai l’impression qu’il y a un plafond de verre, que je n’arriverai jamais à percer ». De là à ressentir une forme de discrimination, qui s’exprime de la part des hiérarchies : « un rédacteur en chef odieux avec certaines femmes », par exemple, ou encore de « ceux qui vous rabaissent parce que vous êtes une femme ». Certaines évoquent à ce propos des cas de harcèlement : « de deux chefs indéboulonnables » pour l’une, de rédacteur en chef « qui terrorise les plus jeunes (femmes) ». Un harcèlement qui est plus souvent moral, pouvant prendre la forme de « campagne de dénigrement… de la part de la direction ».

Le handicap peut aussi être, en quelque sorte « structurel », en tout cas refléter crûment les rapports de genres. C’est ce qu’évoquent nombre de femmes, à propos de la difficulté d’être en même temps « maman » et journaliste : horaires de travail irréguliers, changements d’horaires chaque mois, travail le week-end… « Pour la jeune maman que je suis, cette situation n’est pas tenable ». Quand celles-ci ne se voient pas « reprocher mes deux congés maternités – pas de promotion salariale, pendant 9 ans… ». Ils prennent également la forme de ces obligations de suivre son compagnon ou conjoint : j’ai « quitté mon poste à Paris pour rejoindre mon mari à Bordeaux », au risque de ne retrouver que la pige. Lorsqu’il n’est pas possible de sortir de la précarité, « parce que ma vie familiale est au Havre ».

 

Covid :

Hommes et femmes, plus souvent des femmes, un petit groupe a en commun de lier directement sa décision de quitter le métier, au premier confinement. Deux processus sont évoqués qui chez certains peuvent se combiner. Le premier est la perte de toute activité, voire de revenus, pour certains précaires. Le « black-out », déjà évoqué plus haut. Il est même question de la disparition de l’emploi d’une journaliste : « Mon poste est purement et simplement supprimé au lendemain du coronavirus ». Le second processus est intellectuel ou psychologique et trouve son origine, dans l’arrêt de l’activisme et de la pression, soit l’opportunité de faire le point et s’interroger sur un vécu professionnel, qui ne convient plus. Chez tous ceux qui expliquent leur décision du printemps, le confinement aura plutôt été la goutte d’eau ou le révélateur, qu’il fallait bouger : « Avec le Covid j’accuse une baisse de revenus qui a fait accélérer ma réflexion » ou encore « Quand le coronavirus est arrivé, cela faisait plusieurs mois que je disais vouloir arrêter »

 

Soif de faire :

Ils ne sont que quelques-uns. Leur explication du départ du journalisme tranche avec la tonalité générale. Leur motivation de quitter le journalisme s’exprime en termes positifs. Certains disent même avoir été privilégiés dans l’exercice de celle-ci. S’ils ont quitté le journalisme, c’est animé par une soif de faire. La posture de l’observateur, du témoin, de l’analyste… ne leur convenait plus : l’un voulait « travailler dans une vraie entreprise », une autre dit avoir été attirée par « le faire », en l’occurrence dans l’univers de la culture, une troisième a créé sa propre structure de consulting… Dans leur cas il s’agissait d’un projet finalement concrétisé. Il est intéressant de noter, que plusieurs de leurs anciens confrères, qui exercent désormais dans l’enseignement, le marketing, voire la communication, disent également leur satisfaction d’être devenus acteurs, une fois cette reconversion opérée.

 

Conclusion :

Les trois articles publiés sur le site observatoiredesmedias.com sont une première restitution des résultats d’une enquête conduite en cet automne 2020. Il s’agit d’un diagnostic sur une question sensible, à un moment donné. Ce diagnostic est le fruit d’une démarche qualitative qui permet d’approfondir, écouter le vécu et le ressenti des uns et des autres, mais qui ne permet pas d’avoir une représentation statistique des observations et tendance identifiées. Cet élargissement est possible de la part de spécialistes de cette approche. Ce diagnostic franco-français appelle aussi des comparaisons internationales. Il suggère enfin d’approfondir certaines questions, telle que les dimensions de maladie, du handicap vécu par les femmes, sans parler de l’intérêt de susciter les regards et analyses des partenaires sociaux, comme de spécialistes de ressources humaines ou encore de professions de santé.

Jean-Marie Charon (EHESS) – Adénora Pigeolat (Université Le Havre -Normandie)

 

[1] « Continuité/discontinuité des carrières de journalisme », Recherche en communication n°43 – 24/10/2016.

[2] Pour la méthodologie, se reporter à l’encart de présentation de celle-ci dans « Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? » observatoiredesmedias.com 22/11/2020.

[3] De 1974, définissant le statut de pigiste.