Jean-Marie Charon sort un nouveau livre, avec Adénora Pigeolat. Dans « Hier journalistes » (Entremises), les auteurs poursuivent la passionnante – et déprimante – enquête sur les raisons pour lesquelles il y a de moins en moins de journalistes en France. Ils avaient publié sur l’Observatoire des Médias plusieurs billets à ce sujet : Journalistes : Pourquoi quittent-ils la profession ? / Où vont les journalistes qui quittent la profession ? / Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? / Pourquoi quitter le journalisme ? . Leur livre (7,95 €, sortie le 30 septembre) va plus loin et j’ai interrogé Jean-Marie Charon à son sujet :
Comment vous est venue l’idée de vous intéresser la désaffection pour le métier de journaliste que vous analysez dans le livre?
D’abord, il y a cette petite musique qui me trotte dans la tête depuis l’étude de Christine Leteinturier, qui nous dit froidement, en 2016, qu’une carrière de journalistes, c’est désormais 15 ans. Puis il y a tous ces échanges de journalistes que nous observons, avec Adénora Pigeolat, qui parlent du métier quitté ou de l’idée de le quitter, par des journalistes ou anciens journalistes. Et puis il y a la réactivité de toutes ces personnes lorsqu’on leur suggère de les interviewer. Tous disent « d’accord ». Nous lançons alors l’idée, uniquement sur Twitter, d’abord, puis nous relayons sur Facebook, LinkedIn, de simples invitations et nous aurons près d’une soixantaine de candidats. Après avoir précisé les choses : un départ récent ou en train de se faire et ils seront finalement 55. Nous n’avions pas encore l’idée du livre. Nous pensions plutôt publier quelques articles, ce que nous avons fait sur l’Observatoire des médias surtout, mais aussi sur Alternativeseconomiques.fr et Larevuedesmedias. Ce sont les réactions, à ces articles et l’importance de tout ce que nous avons obtenu dans ces témoignages qui nous ont convaincu que cela méritait d’en faire un livre, qui soit une alerte et un moment, une étape dans une enquête sur le sujet qui va continuer.
Dans le livre vous dites que les personnes que vous avez interrogé parlent du journalisme avec « une forte dose d’affect et surtout d’idéalisation, au regard du métier réel qu’ils ont vécu et pratiqué. » : c’est une des principales raisons de leur désenchantement?
D’abord ce qui nous a le plus frappés, c’est que les personnes qui s’expriment, parlent toute d’abord de la « perte de sens » et du désenchantement. Elles ont voulu d’abord faire un métier utile, au service de la société, si possible intéressant comme dans l’enquête, le reportage, l’expertise d’un domaine et n’ont pu concrétiser cette aspiration, pour laquelle elles ont beaucoup donné, en termes de formations, de difficulté à se faire une place dans une rédaction, pour certains avec beaucoup de galères. Mais ce ne sont pas les galères ou les difficultés de l’exercice de la profession, bien réels par ailleurs qui viennent d’abord. Il s’agit d’abord d’un « métier passion », auquel on a commencé à rêver dès l’adolescence. Un métier auquel sont associée une éthique, une déontologie, que plusieurs femmes anciennes journalistes ont jugées complètement trahies. Comme le diront des syndicalistes, des responsables de rédactions ou des personnes de RH, que nous avons interviewé dans un second temps : « le métier rêvé s’est fracassé sur le métier réel ».
Dans un live TikTok du journal Le Monde, une des questions les plus posées était « combien vous gagnez ? ». Cette image du journaliste nanti est démontée dans votre livre lorsque vous parlez de la précarité de bon nombre de journalistes. C’est là aussi une des grandes raisons du départ de la profession ?
La grande majorité des personnes qui nous ont répondu, qui sont plus souvent des femmes et pour près de la moitié des jeunes, ont en effet été confrontées, soit à des problèmes de précarité (enchaînement interminable de CDD, piges, parfois période chômage, obligation d’exercer un autre métier en parallèle), soit un exercice trop dur de l’activité qu’il s’agisse d’amplitude horaire, d’intensité, voire de contextes relationnels très sévères, dans l’entreprise, mais aussi à l’extérieur, avec certaines sources, sur le terrain, sans compter le lot d’insultes ou propos méprisant sr les réseaux sociaux. En effet la dureté de l’exercice d’un métier parfois en plus très peu intéressant : « faire du copier collé » à l’infini, sans perspective d’évolution. Se retrouver « journaliste assis », alors que l’on s’imagine sur le terrain, actif, en relation avec le monde et les personnes qui bougent, finit par user, dégoûter et pousser à vouloir rééquilibrer les choses entre vie professionnelle « qui bouffe tout » et vie personnelle (enfants, famille, loisirs, se cultiver…). Dans le livre nous avons d’ailleurs fourni quelques données ressources, telles que les niveaux de salaires des pigistes, en gros 1 sur 5 gagne 1 000 € ou moins…
Mais attention, tous ne sont pas sur le registre de la nécessité matérielle et de la précarité. Le ressenti de l’intensité d’un travail qui s’accroît, qui n’est pas très intéressant dans son contenu est vraiment très présent. On retrouve là les données fournies depuis quelques années par les enquêtes de Technologia, commandées par le SNJ. Et puis il y a aussi ceux pour qui c’est essentiellement et surtout cette question du sens et qui veulent retrouver l’utilité de leur activité, être dans l’action.
Vous dédiez un chapitre entier aux femmes, plus précaires. Piges, discriminations, sexisme harcèlement : elles paient un lourd tribut : le journalisme n’est donc pas du tout un milieu protégé de ces agissements?
Nous lisions et écoutions les femmes de « Prenons la une », de même que des témoignages préoccupants émanant de « Profession pigistes », mais je ne m’attendais pas à une telle importance, une telle violence dont témoignent nos entretiens. Pour certaines le harcèlement cela aura été dès l’école de journalisme. Certains médias paraissent davantage confrontés aux ambiances violentes, au harcèlement et différentes formes de discrimination. Et si nous n’avions pas bien compris les entretiens complémentaires faits auprès de médecins du travail, de psychologues d’entreprises, de psychiatres spécialisés dans le burn-out, nous avons mis les points sur i, rappelant crûment le vécu au jour le jour de ces situations qui conduisent un nombre incroyablement important de ces anciens journalistes, au burn-out. Pas le petit coup de pompe, non un « épuisement professionnel » qui vous cloue au lit, vous paralyse sur bord d’une autoroute, vous empêche de dormir, de manger, etc. Des mois, des années durant et pour lesquels certains de ces soignants conseillent de quitter le métier : « sauvez-vous ! ».
Faut-il être masochiste, aujourd’hui, pour devenir ou rester journaliste?
Le métier est toujours attractif. Tout le monde ne se retrouve pas dans ces situations inconfortables. Notre idée n’est pas d’écrire un livre sur une thèse du type « La crise du journalisme » ou « la fin du journalisme ». Nous avons identifié un problème lourd, qui concerne beaucoup de personnes, qui est plutôt traité par le déni, comme si la profession voulait protéger son image. Nous pensons ou en tout cas nous recherchons aussi tout ce qui peut se présenter comme réponse à ce problème, nous citons par exemple le protocole développé par un groupe de presse. Nous avons enquêté, recueilli des témoignages et ce sont eux que nous essayons de restituer au mieux, avec l’idée que l’enquête, la connaissance du problème peut être une partie, le début d’un traitement de celui-ci. Comment en démocratie, lorsque l’on croit à la démocratie et au rôle de contre-pouvoir des médias et des journalistes, pourrait-on accepter une telle image et une telle réalité, d’un métier dont nous avons plus besoin que jamais à l’ère des fake news et du complotisme ?