L'Observatoire des médias

Alternance et diversité chez les jeunes journalistes

Ils sont enfants de « milieux défavorisés » ou « modestes », selon leurs termes. Ils entament pourtant crânement une carrière dans le journalisme. Pour l’un c’est dans une chaîne de télévision publique, pour l’autre à Radio France, espérant bien décrocher le planning, pour l’autre encore dans un magazine, etc. L’un a fait une des écoles reconnues les plus cotées. L’autre a suivi une filière formation continue….

Tels sont les profils qui jalonnent l’enquête menée auprès d’un peu plus d’une centaine de jeunes journalistes, depuis 2021 (Jean-Marie Charon : « Jeunes journalistes -l’heure du doute », Entremises éditions). Dans les faits, ils sont divers par bien des aspects, leur histoire personnelle, leurs familles, les lieux d’où ils viennent. Ils ont cependant un point commun, ils ont suivi une formation en alternance.

Pluralité d’origines sociales.

L’image est solidement ancrée et revient sans cesse, dès qu’il est question de dérives dans le traitement de questions de société, à commencer par celle dite « des quartiers ». Le journalisme serait monocolore socialement, et se renouvellerait à l’identique, comme le confirment des recherches, même récentes [Géraud Lafarge : « Les diplômés du journalisme », PUR], sauf que celles-ci rendent compte de la situation qui prévalait, avant que ne s’impose les formations en alternance, à la profession de journalistes. L’observation qui ressort des toutes dernières années – bien que relevant d’une approche qualitative – par entretien sur la base du volontariat – fait ressortir une proportion significative de jeunes qui se disent eux-mêmes, de « classes populaires » ou encore de «milieux défavorisés ». Très précisément, ils disent être enfants d’ouvriers, d’employés, de petites professions de service (mères dames de cantines, caissières), petites professions du soin, voire petits agriculteurs ou artisans modestes. Un certain nombre font état de familles monoparentales « élevée par ma mère ». Certains soulignent le fait d’avoir été élevés dans la banlieue parisienne, voire d’autres grandes villes. Ils ne constituent certes pas le cœur, ou les profils les plus répandus (plutôt enfants d’enseignants). Mais il s’agit-là d’un tiers du panel (avec toutes les précautions, avec l’utilisation d’une référence quantitative plaquée sur une approche qualitative). L’important est bien plutôt de réfléchir autour des trajectoires professionnelles qui se dessinent via le recours à l’alternance.

Effet désinhibant de l’alternance.

A l’écoute des témoignages des uns et des autres, l’alternance paraît avoir joué une sorte d’effet désinhibant. Cela s’est produit dès le collège ou le lycée. Pour eux, pour leurs parents. Le journalisme n’était pas un métier envisageable. Cependant, aux regards de leurs bons résultats scolaires, de dispositions qu’ils manifestaient en écriture, en expression, par une curiosité à l’égard du monde, ce sont leurs enseignants qui leur ont parlé de ce métier et des barrières que pouvaient lever l’alternance. Plus tard ce sont les professionnels de l’orientation qu’ils vont consulter, voire lors de salon des métiers, que cette même alternance va leur être présentée comme une levée possible des barrières à l’entrée, notamment financières.

L’alternance libère de la double contrainte financière.

La scolarité en école de journalisme est payante. Les prix de celle-ci sont plus ou moins importants. Les plus recherchées, parmi les 14 formations reconnues, pratiquent des tarifs qui dépassent les 10 000 € pour le cursus de Master. Quant à ceux qui n’ont pu accéder aux filières reconnues à tarifs universitaires, ou au cursus en fac, voire IEP, non reconnus, s’offrent à eux l’éventail des formations privées, dont les tarifs sont également très élevés. C’est dire qu’il existe bien une barrière financière à l’entrée pour les enfants dont les parents disposent de revenus modestes, même si la plupart des écoles reconnues pratiquent des tarifs beaucoup plus bas pour les enfants boursiers, issus de milieu dont les revenus sont modestes. Et, de fait, la combinaison des bourses et de l’alternance se présente bien, pour la plupart, comme l’ouverture vers le métier rêvé.

Pourtant, même pour les étudiants, qui optent pour les filières reconnues universitaires (CUEJ, IJBA, IFP, CELSA, etc.), une seconde barrière financière s’impose, celle des coûts induits par la localisation des écoles (Paris, Strasbourg, Grenoble, Bordeaux, Marseille, Cannes, etc.), des lieux de stages, ainsi que des lieux de résidence de leurs parents. Il est question ici des coûts des loyers, ainsi que des déplacements, généralement en train, sans parler de la vie au jour le jour. Là encore l’alternance se révèle comme l’opportunité de faire face à ces frais, sans recourir à des emprunts, apparemment moins facile d’accès ou davantage rejetés dans les catégories sociales plus modestes.

L’alternance garantie d’un apprentissage pratique du métier et de l’entreprise.

Un troisième facteur désinhibant intervient dans la promesse fournie par l’alternance celle d’une garantie d’accès à une formation pratico-pratique, effective et plus précoce, en même temps que se fait une forme d’acculturation à l’univers de l’entreprise de médias. Il y a cette idée un peu magique de mettre déjà le pied dans une rédaction, si possible, la rédaction rêvée ou au moins qui s’en rapproche. Dans les représentations de nombre de futurs alternants, figure l’espoir de pouvoir nouer au sein des dites rédactions des liens, une forme de réseau, avec des collègues, des responsables, qui pourront par la suite, aider ou indiquer des opportunités, pour avancer dans l’emploi dans la profession. Bien sûr, tous ont été alertés, dès la prise d’information, avant même l’entrée en école de journalisme, qu’il n’y a pas d’automatisme d’embauche à la sortie de l’alternance. Il n’empêche Radio France, comme France Télévisions, parlent de CDD ou de piges. L’AFP laisse entrevoir des CDD, comme nombre de quotidiens nationaux ou régionaux, etc. Et, puis, pour ces athlètes de l’engagement dans le travail depuis le début de leur parcours scolaire, une fois encore, ils pensent que dans l’alternance ils pourront faire la démonstration de leur capacité à se surpasser toujours davantage et convaincre ainsi de leur employabilité par l’entreprise qui les a accueillis une, voire plusieurs années, durant.

Promesse tenue ?

Apprentissage très concret du métier, connaissance de l’entreprise, développement d’un réseau personnel, entrée dans la profession ? La promesse est-elle tenue ? En fait, parmi ces différentes dimensions pour les enfants de « milieux modestes » une va primer ou va se révéler primer sur toutes les autres : l’entrée en entreprise. Bien souvent, en effet, derrière l’alternance, les rédactions vont proposer de garder une forme de lien avec l’ancien alternant, mais la nature de celui-ci peut être très variable. Obtenir un CDD d’un an n’est pas comparable à de simples piges, dont la régularité et le montant peuvent varier. Les conditions même d’exercice de ces CDD ou piges peuvent également impliquer des déplacements nombreux, un éloignement du lieu de résidence de la famille, alors que, de nouveau, se font jour les frais induits à commencer par le loyer, sachant que l’emploi en pige est presqu’exclusivement situé en région parisienne.

De fait, les jeunes pigistes, comme les CDD, surtout lorsqu’ils sont en région parisienne, doivent faire face à des coûts de logement et de vie disproportionnés au regard des tarifs des piges et des salaires des CDD d’entrants, dépassant rarement le SMIC. Dans ces premiers mois, années, délicats, du parcours professionnel, l’accompagnement, le soutien familial sont cruciaux (hébergement au domicile d’un parent, prêt de logements, aides financières, etc.). Sauf que la plupart de ces jeunes journalistes, issus de milieux modestes, hier alternants, surtout lorsque leurs familles sont éloignées (la majorité de fait), n’ont pas cette ressource. Et dès lors intervient bien souvent l’expérience de ce que certains qualifient de « galère ». Il existe donc, un vrai risque, pour que l’opportunité réelle d’une diversité sociale, apportée par l’alternance, s’avère gâchée, par les politiques d’emploi des entreprises. Samuel Bouron avait révélé (« Une insertion et des parcours professionnels bouleversés depuis 2000 », IFP – Carism, ce chiffre de 40% de cartes abandonnées au bout de 7 ans, et parmi eux, nombreux sont précisément ces anciens alternants de milieux modestes.

Y a-t-il des conditions qui permettraient d’éviter ce gâchis social et humain ? Il est urgent que la question soit travaillée au niveau de chaque entreprise, voire plus globalement du secteur, sans parler du rôle des pouvoirs publics, qui contribuent au financement du dispositif. Est-ce le moment, à cet égard, pour l’Etat ou encore des régions, comme l’Ile-de-France, de remettre en question les financements, hors de toute évaluation ?

Jean-Marie CHARON

Sociologue, spécialisé dans les médias,
auteur de « Jeunes journalistes – l’heure du doute »,
Entremises éditions.

 

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Photo par Roger H. Goun/Creative Commons