À l’écoute des jeunes journalistes (cf Les déçus d’un métier-passion sur 110 entretiens réalisés en France et 16 entretiens en Belgique francophone) deux sujets dominent leurs motivations dans l’exercice de leur activité : l’accès au terrain et le temps, sachant qu’à leurs yeux l’un ne va pas sans l’autre. La problématique du temps est particulièrement intéressante à interroger tant elle révèle les contradictions dans lesquelles se trouvent prise aujourd’hui la profession et singulièrement les plus jeunes au sein de celle-ci. En effet, il revient surtout aux plus jeunes de devoir travailler sous le régime du temps court, à commencer par l’information de flux que ce soit dans les desks web, sur les réseaux sociaux ou encore dans l’information en continu.
Affectation d’office au numérique
L’analyse des différents emplois occupés par les jeunes journalistes, quel que soit le média sur lesquels ils interviennent fait apparaître un fait dominant : il leur revient en priorité ou exclusivement de travailler dans des postes numériques. Dès la sortie d’école, dans des CDD en PQR ou en PQN, le desk web se présente comme un passage incontournable. En radio, comme en télévision, là encore lors des premiers CDD, un emploi de reporter n’empêche pas de devoir assurer une partie de son temps, à l’activité du desk web. Pour les passionnés d’image, là encore nombre de postes vont être en vidéo, notamment sur des fonctions d’édition, face à l’ordinateur. Et puis, il y a ceux à qui revient le social management sur les réseaux sociaux, sachant que là encore quelle que soit leur activité principale, les jeunes journalistes sont ceux qui vont pousser les productions du média sur lesdits réseaux sociaux…
L’affectation en priorité dans des postes numériques s’impose comme une évidence pour les rédactions, puisque les jeunes journalistes formés en école maîtrisent particulièrement bien ces outils. Du reste ils ne sont pas surpris, puisque leurs formateurs les ont prévenus de cette affectation probable. La propension à ces affectations est d’autant plus forte, que les plus anciens, fuient ces postes, lorsqu’ils ne sont pas moins compétents pour les occuper. Et puis, les jeunes journalistes, comme toute leur génération sont d’abord des consommateurs de supports numériques lorsqu’ils s’informent.
En cohérence avec les pratiques informationnelles de leur génération
L’étude ARCOM – « Les Français et l’information » de mars 2024 — met en relief des pratiques générationnelles des publics jeunes, où s’impose un usage quasi exclusif des réseaux sociaux pour s’informer. Simultanément les 18-24 ans recourent essentiellement au Smartphone pour accéder aux sites d’information de presse écrite, lorsqu’ils les fréquentent, voire à la télévision, y compris en streaming. La description de leurs pratiques d’information par les jeunes journalistes, même si elle a des spécificités liées à leurs études, puis à leur activité professionnelle, est assez en ligne avec les tendances lourdes de leurs congénères. Leurs enseignants en école de journalisme soulignent souvent un manque d’appétence de leur part, pour le suivi de l’actualité, dans une plus grande diversité de médias et de supports. Les mêmes remarques reviennent, plus tard, de la part de leurs collègues plus âgés et surtout de l’encadrement.
Plutôt satisfaits au départ
Travailler sur support numérique, sur des formats très spécifiques, comme la vidéo verticale sur TikTok ou Snapchat, voire en desk web, de même que devoir essentiellement produire du reportage sous forme de micro-trottoir, en radio ou télévision, peut tout à fait, être perçu comme intéressant voire satisfaisant, lors des premiers pas dans une rédaction. Dans les premiers CDD s’opère la découverte de la vie en rédaction, de l’équipe plus restreinte des collègues, au niveau d’un service. Quelques-uns soulignent la satisfaction du sentiment de se retrouver au cœur de la machine à produire les nouvelles, d’obtenir le graal de la première carte de presse. Très prosaïquement peut intervenir le soulagement d’échapper à la grande menace, annoncée dès les premiers pas du parcours vers la profession, répétée à l’envi en école de journalisme : le chômage, les piges mal payées et surtout insuffisantes, etc. les diverses facettes de ce que d’aucuns qualifieront de galère. Mais qu’en est-il au fil des années d’une activité qui se résume à cette forme ?
Avec le temps
Les déroulements de carrière soulignent un mouvement ou une appétence à trouver des postes, des fonctions qui vont permettre de desserrer la contrainte de temps. Là il sera question d’accéder au reportage. Ailleurs à un domaine d’information spécialisé. Ailleurs encore d’entamer une activité de localier. Mais lorsque les parcours ne dessinent pas de telles perspectives, il peut être question de renoncer à la vie en rédaction, à l’accès au CDI trop souvent promis, pour une forme de pige choisie, voire d’autres statuts de production de formats longs, comme la réalisation de documentaires, de long read ou de podcasts.
À moins que les questionnements et le doute ne s’approfondissent et conduisent à quitter le journalisme. Pour mémoire, Samuel Bouron et ses collègues [Observatoire des métiers de la presse et CPNEJ – « L’insertion et les parcours professionnels des diplômés de formations en journalisme » IFP-Carism], avançaient le chiffre de 40 % de départs, 7 ans après l’obtention de la carte de presse. Ces départs pourront être pensés comme définitifs, vers un autre horizon professionnel (l’enseignement, la communication, le marketing, le développement numérique). Ils sont aussi parfois des pauses, moments pour respirer, réfléchir et observer le métier et le paysage de l’emploi, avant de revenir sur une fonction ou dans une rédaction qui conviennent mieux aux attentes. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui poursuivent une activité, devenue marginale, de pige, voire un projet éditorial personnel.
Du temps pourquoi ?
Les termes reviennent sans cesse à propos des conditions de travail souhaitées : avoir du temps. Oui, mais pourquoi ? En premier lieu pour vérifier. Les jeunes journalistes apparaissent particulièrement affectés par la défiance et les critiques du public et singulièrement, celles qui ont trait au manque de fiabilité de l’information. Nombreux sont ceux qui, sur ce point, partagent cette inquiétude, qu’ils associent au manque de temps, pour simplement vérifier un chiffre, une déclaration, un témoignage, une vidéo, croiser des sources, etc. qui circulent sur les médias ou tenus lors d’un échange public. Quels sont le sens et le rôle du journalisme s’il ne constitue pas une référence, un décryptage, une validation, à la manière du fact-checking. Singulièrement, à l’heure où l’essentiel de leur génération s’informe précisément par les réseaux sociaux.
Le temps est également une condition aux yeux de nombre de jeunes journalistes afin d’identifier des sujets qui ne sont pas rebattus dans le flux redondant des nouvelles produites par les desks web des sites d’information, comme les chaînes d’information en continu. Du temps donc, pour chercher, approfondir, enrichir, expliquer, soit, une forme de « pas de côté » qui sera plus apte à rencontrer un intérêt et une utilité pour « les gens » qu’ils rencontrent sur le terrain et auxquels ils souhaitent s’adresser. « Les gens », concrets, que l’on observe, interroge, et respecte, à la différence de cette audience abstraite et quantifiée produite par les outils de l’IA, qui les enferme dans leur travail au jour le jour, dans la définition des sujets, comme des formats.
Pour un certain nombre de jeunes journalistes le temps est en effet le seul moyen d’accéder à des formats moins présents dans les médias, mais aussi plus riches à leurs yeux. Ceux qui sont les plus fréquemment évoqués aujourd’hui sont les podcasts. Les tenants de la vidéo, entendent travailler des formats longs (quitte à renoncer à un CDI d’un service TikTok et Snapchat), voire des documentaires (au prix parfois de statuts plus fragiles dans des sociétés de production). Et, puis il y a toujours le bon vieux livre de reportage ou d’enquête, à l’image de Louis Witter, avec « La Battue » (Seuil, 2023), photoreporter, qui a posé un temps son appareil photo pour ce reportage à hauteur des réfugiés dans le Calaisien. Ces formats plus longs, « plus riches » sont d’ailleurs l’un des principaux motifs invoqués par les jeunes journalistes qui rejoignent les « collectifs de journalistes ». C’est en tout cas ce qui transparaissait lors de leur première rencontre lors de la dernière édition des Assises du journalisme à Tours (« Le journalisme est un sport collectif »). Tous se retrouvaient alors pour associer le temps pour retrouver le goût et le sens qu’ils attribuaient initialement à leur métier, avec la recherche de formats, permettant de mieux l’exprimer, le partager, y compris sous des formes plus rares en journalisme, telles que les expositions, les performances, voire en EMI.
Jean-Marie Charon est sociologue, chercheur associé au CEMS – EHESS, auteur de « Jeunes journalistes – l’heure du doute », Entremises éditions, 2023.
Amandine Degand est chargée de cours au sein de l’IHECS à Bruxelles, auteure de « Le journalisme fait-il encore rêver ? » CNMJ, 5 mai 2022
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