Ce dimanche soir, dans Soft Power, Frédéric Martel a porté un édito au vitriol contre le projet de fusion de l’auduivisuel public. Un édito co-signé au nom de l’équipe de « Soft Power » . L’Observatoire des Médias reproduit avec l’autorisation de Frédéric Martel le texte de cet édito.
L’audiovisuel public vient de connaître jeudi et vendredi une grève massive et générale, à l’appel de l’ensemble de nos syndicats, mobilisés à l’unanimité, et avec le soutien d’une très large partie des personnels. Près de 1 500 journalistes, animateurs, techniciens, réalisateurs et personnels de Radio France, dont Nicolas Demorand, Léa Salamé, Rebecca Manzoni et Nagui pour France Inter, Frédéric Carbonne pour France Infos et Guillaume Erner pour notre chaîne, parmi donc 1 500 salariés de Radio France, ont signé un appel public dans Le Monde ce mardi contre cette réforme.
Je me joins à cet appel. Voici pourquoi. Et si j’essaye toujours dans cette émission de ne pas être « juge et partie » ni de mêler mes opinions personnelles et les secteurs que l’on couvre, je me dois ce soir dans cet « édito », en ouverture d’émission, de sortir de cette réserve.
Cet éditorial est, par ailleurs, co-signé au nom de l’équipe de « Soft Power » mais je suis certain que vous comprendrez, amis auditeurs, notre position car nous sommes face à une réforme irresponsable et toxique et, pour Radio France, à une réforme qui nous menace dans notre existence même.
Le projet de réforme de l’audiovisuel public c’est-à-dire désormais le projet de fusion de France Télévisions, Radio France et l’INA est une idée à la mode qui est encouragé depuis plusieurs années par des forces contraires, désormais agrégées :
– l’extrême droite qui veut en finir avec l’audiovisuel public et son indépendance ;
– l’extrême gauche qui attend de nous un soutien qu’elle considère comme devant être inconditionnel et que nous ne lui apportons pas ;
– des intellectuels et journalistes certains idéologues, comme sur C News ou comme Cyril Hanouna, parfois de droite dure comme Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio, le Figaro Magazine et le Figaro Vox, d’autres parfois un peu anarcho-complotistes comme Michel Onfray (voir son interview au Point ce week-end), ou encore Emmanuel Todd, Le Monde diplomatique ou Le Média.
– Dans cette coalition de circonstance, il y a aussi les conseillers budgétaires du président Macron et du gouvernement qui entendent faire des économies coûte que coûte (et même si la fusion coûtera beaucoup plus cher qu’aujourd’hui) ;
– enfin les chaînes privées de télévision comme de radios qui entendent affaiblir l’audiovisuel public pour accroître leurs audiences et d’abord leurs profits.
Tous s’agrègent contre nous malgré (ou parfois à cause) de nos audiences remarquables. Et quel paradoxe en effet que de fusionner et punir l’audiovisuel public, et notamment Radio France, alors même que nous avons si bien réussi notre transition numérique comme l’attestent nos audiences et les 200.000 nouveaux podcasts que nous produisons chaque année que 41 millions de personnes écoutent à la demande sur France Inter chaque mois, 28 millions sur France Culture et 7 millions sur France Info. Pourquoi ce succès doit-il être récompensé par le démantèlement et la sanction ? Pourquoi ce résultat numérique exceptionnel doit-il se traduire par plus de synergies digitales ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Pour Radio France, la fusion avec France Télévisions n’est pas seulement un débat, un dossier que l’on critique : c’est beaucoup plus que cela : c’est une menace existentielle. Nous serons condamnés par cette réforme et les chaînes les plus petites, comme France Culture, en particulier.
La ministre de la Culture Rachida Dati s’est lancé dans cette opération pour des raisons purement idéologiques et de revanche, de rancune personnelle peut-être, contre l’audiovisuel public, alors que ses cinq prédécesseurs lui ont conseillé d’abandonner cette réforme. Elle veut nous faire payer notre liberté. Le Figaro Magazine ce week-end lui emboite le pas par une étude « bidon », ce qui confirme l’alignement des planètes contre nous à la droite dure et à l’extrême droite.
Rachida Dati n’a pas travaillé ce dossier et même les équipes de la Rue de Valois le reconnaissent :
– elle n’a demandé ni ne dispose d’aucune étude d’impact sérieuse ;
– elle n’a aucune études des coûts réels que cette réforme va décupler alors qu’elle dit avoir le souci des économies ;
– elle ne dispose d’aucun rapport indépendant solide.
La DGMIC de son ministère est réservée à cette réforme comme tous ceux (fort peu nombreux) qu’elle a consultés. Le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné a lui-même dit tout le mal qu’il pensait de cette réforme et a ordonné à la Ministre de sortir tout de suite France Médias Mondes, RFI et France 24 de cette oukase et cette gabegie potentielle.
Alors reprenons une à une les idées avancées pour une telle réforme :
- Le modèle de la BBC qui est brandi est, comme on l’a montré dans cette émission, une fausse piste et une comparaison biaisée. La BBC ne peut pas être comparé à l’audiovisuel public français et son démantèlement minutieux par les Tories confirme que c’est un mauvais exemple.
- Synergies et travail en commun ensuite : Fusionner France Télévisions et Radio France nécessiterait par exemple un bâtiment commun car il est impossible de faire travailler ensemble des personnels éloignés : or la rénovation de Radio France, qui se termine lentement, à coûter pendant 17 ans environ 730 millions d’Euros – tout ça pour rien ?
- L’idée d’affronter les plateformes numériques comme Google, Apple ou Spotify par la fusion est évidemment une bonne idée maissur le papiercar celle-ci n’a pas le début d’une réalité quand on l’analyse de près. Nos métiers sont différents ; les synergies sont possibles mais dans le dialogue, pas dans la fusion. Et la priorité est de faire travailler ensemble nos chaînes, nos antennes locales et nos sites web. Surtout que Mme Dati semble parfaitement incapable d’articuler la moindre nouvelle proposition par rapport aux innovations et aux expérimentations que nous faisons déjà chaque jour dans l’audiovisuel public.
- L’idée de diminuer les couts de l’audiovisuel public est peu crédible. Le député Renaissance Quentin Bataillon, rapporteur de la mission, dit que les statuts de France Télévisions et Radio France seront alignés (je le cite) « par le haut » : comme nous sommes payés ici entre 2 et 50 fois moins que les animateurs, réalisateurs ou techniciens équivalents à France Télévisions, c’est une réforme qui coutera des centaines de millions d’euros supplémentaires chaque année. Ce n’est pas sérieux budgétairement.
L’idée de fusionner en quelques mois 16.000 personnes contre leur gré est une erreur. On ne décide pas à la place ou contre les intéressés.
- Les contrats, les statuts, les missions et les droits sont différents entre France Télévisions et Radio France. Rachida Dati ne semble pas savoir que les émissions de France Télévisions appartiennent généralement à des maisons de production extérieures alors que les nôtres, bien que nous soyons des producteurs, appartiennent à Radio France. Nous fusionner signifiera soit ré-internaliser la producteur télévision à France Télévisions soit l’externaliser à Radio France : dans les deux cas ce sera une catastrophe industrielle.
- Le pluralisme qu’on nous reproche souvent : le projet Dati est également, dans ce domaine, une erreur dans ce domaine car il veut créer ce que la France a choisi de défaire en 1974 pour mettre fin à l’ORTF. On peut rêver de recréer ce modèle et évoquer en exemple la BBC, la RTBF ou même des télévisions d’État ici ou là, mais la France a choisi de séparer il y a cinquante ans ses télévisions et ses radios pour leur donner plus d’indépendance et éviter (justement) la mainmise de l’État sur l’audiovisuel public. On peut débattre de ce choix mais c’est ainsi. Il y a des singularités, du pittoresque, des étrangetés – et c’est cela la France. On ne va pas fusionner Air France et la SNCF, sous prétexte qu’il s’agit également de transports. On a un métro et un RER – et même des transiliens – et cette originalité est un produit de l’histoire : on va pas juste avoir un métro. De même qu’on a la gendarmerie et la police nationale et qu’on ne va pas les fusionner sous prétexte de diminuer les coûts et de mêler les statuts, bien que ces différents corps ont la charge, ensemble, de notre sécurité. Le jacobinisme, le centralisme ne sont pas forcément la solution.
On aime tellement l’audiovisuel public que l’on préfère qu’il y en ait deux. C’est notre identité. C’est un « lieu de mémoire » en France.
Le projet Dati est une erreur enfin parce que c’est une usine à gaz qui va affaiblir le service public pendant des années. La ministre n’en a cure, je le sais. On me dit qu’elle s’est réjouit de notre grève cette semaine. D’ailleurs, elle s’était fait un plaisir de nous humilier en allant annoncer sa réforme chez nos confrères de RTL.
Voilà les raisons de ce projet et leur fragilité est telle que la ministre a déjà changé plusieurs fois d’argumentaire pour justifier sa réforme expéditive.
Et après avoir mis le feu à la Justice lorsqu’était ministre de Sarkozy, se mettant à dos tous les magistrats, toute la pénitentiaire et une large partie des avocats, la voici qui inaugure le grand incendie de l’audiovisuel public. On est en droit de penser que Rachida Dati joue un peu trop souvent à la ministre pyromane.
Car la suite nous la connaissons : réduction budgétaire drastique alors que nos moyens ont été laminés ces dernières années et que nous sommes déjà « à l’os » ; la fusion de France Culture et de France Musique ; la fusion des deux orchestres nationaux ; la fusion de France Inter et France Info etc. Ces idées ne sont pas des fantasmes ; elles sont déjà évoquées pour des questions budgétaires sérieusement, ici ou là, par ceux qui veulent réduire nos budgets en peau de chagrin et appellent à notre disparition.
Soyons clairs ici : il ne s’agit pas d’un mouvement simplement pour se défendre. Nous avons accepté des rapprochements, entre France Infos et France Télévisions ou les synergies en cours entre France Bleu et France 3 autour de la plateforme « Ici » ou de France Info Télé. On est prêt à tester de nouvelles synergies notamment numériques et je fais partie de ceux qui pensent qu’on peut faire mieux sur le pluralisme. Mais cela ne sert à rien de tout changer et de se lancer dans une véritable usine à gaz si c’est juste pour terminer avec une plateforme en commun.
Dans l’entourage du président Macron, où on a été surpris par l’ampleur de la pétition publiée ce mardi dans le Monde, et par l’ampleur de la grève, on me dit, rassurant : « On ne va pas laisser Rachida Dati mettre le feu à l’audiovisuel public ». Il faut dire qu’à l’Élysée et Matignon on s’inquiète de devoir subir une guérilla d’interviews hostiles dans tous les journaux télévisés et les matinales de France Inter, France Infos et France Culture et partout dans le pays dans nos antennes de France Bleu. Un détail dont Rachida Dati « se tape », me dit-on – mais pas vraiment le premier ministre Gabriel Attal ayant une possible motion de censure et un risque de dissolution de l’Assemblée nationale.
Pour sortir par le haut et pour terminer de ce qui s’annonce comme la possible faillite de l’audiovisuel public, la ministre doit lancer avant d’aller plus loin – et c’est ce que nous demandons ici :
- Une étude d’impact réel, confiée à un cabinet indépendant ;
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Une étude sur les coûts de la réforme, notamment en cas d’alignement des statuts et du déménagement de la maison de la Radio ;
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Un rapport sur les synergies numériques possibles à confier à l’ARCOM
– Un report de toute discussion parlementaire avant d’avoir une vision claire de ce que l’on peut faire.
Un dernier mot pour conclure : Il y a quelques temps, l’ancien matinalier de France Culture, Jean Lebrun, me disait lors d’une rencontre au café « Les Ondes » : « Longtemps je me suis dis que quand je serais à la retraite, j’aurais encore le bonheur d’écouter France Culture : désormais je ne ne suis pas certain que je pourrais le faire. »
Nous nous battons – et nous battrons – pour que cette prophétie ne se réalise pas.