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Jeunes journalistes : L’IA est déjà là

À entendre la dominante des débats sur le journalisme et l’IA, la question majeure serait celle de la substitution des emplois de journalistes par des robots, « demain », le « fantasme du robot journalisme » pour reprendre la formule de Nicolas Becquet – « Les 7 défis des médias face à l’intelligence artificielle ». L’écoute des jeunes journalistes à propos de leur expérience, dit autre chose : « l’IA est déjà là ». Elle fait partie de notre quotidien. Et c’est sous cet angle, d’une IA omniprésente dans l’activité journalistique, qu’elle sera ici interrogée.

Pour la France, les choses pourraient bien avoir commencé lors des élections départementales de 2015 alors que Le Monde ouvrait ses pages de résultats à Syllabs, une start-up qui allait fournir les résultats et leurs commentaires produits par un logiciel, issu de la recherche linguistique : « un robot » se substituait à des journalistes. L’image était forte. C’était en 2015 et depuis ? … On ne compte plus les exemples de textes générés par l’IA, dans les médias. En presse locale, par exemple, une expérience est actuellement en cours à L’Est Républicain, conduite par le groupe Ebra, alors que Sudpresse et Tamedia, respectivement en Belgique en Suisse, développent « des aspirateurs à informations » locales.

Pourtant, concrètement, la substitution tant redoutée n’a pas eu lieu, mais l’obsession perdure, encore observable lors des débats conduits autour des États Généraux de l’Information. Peut-être aura-t-elle lieu ? Dans quelle proportion ? Mais surtout le sujet n’est-il pas ailleurs ? Soit dans le simple fait qu’à l’écoute des jeunes journalistes – « Jeunes journalistes – l’heure du doute », Editions entremises – elle est bien là, avec des effets très palpables sur leur activité, sur l’information produite et sans doute sur l’emploi, mais sous une forme beaucoup plus indirecte que celle des robots.

Data journalism et vidéo verticale :

Dans un océan de précarité (64,2% des 30 ans et moins de 30 ans sont en pige ou en CDD, deux îlots de CDIsation rapide émergent, ceux de la data et celui de la vidéo, principalement verticale. L’un comme l’autre, sont occupés par des enfants de l’IA. Une IA pas forcément très récente dans le cas du data journalism, puisqu’Alain Johannès publiait en 2010 « Data journalism – Bases de données et visualisation de l’information », aux éditions CFPJ. Quant à la vidéo verticale, là encore le phénomène date un peu, puisque Snapchat est lancé en 2011. Et de fait les jeunes journalistes qui ont opté pour cette forme d’activité l’ont pratiquée souvent, avant même l’école de journalisme, via des tutoriels par exemple, ou au travers de compte personnels, l’école de journalisme constituant plutôt l’étape de finalisation et d’entrée en rédaction, via l’alternance pour certains. Ils ne sont cependant qu’une toute petite minorité au regard de la taille du panel (110 journalistes à ce jour).

Outil de recherche et ressource documentaire :

Parmi les facteurs qui peuvent expliquer ce faible nombre, outre le nombre de postes créés dans ces spécialités, figure sans doute le fait de buter sur les deux grandes motivations des jeunes journalistes, telles qu’elles transparaissent dans l’enquête : le terrain et le temps. Victime d’une pratique appauvrie, le data journalism participe d’un « journalisme assis », tellement décrié par la grande majorité, parce que loin du terrain donc. Quant aux formats de vidéo verticale, ils imposent des temporalités extrêmement courtes. Temporalité qui peut conduire à l’abandon d’un CDI, pour retrouver un journalisme du temps et de format long.

En revanche, l’ensemble des jeunes journalistes est appelé à puiser quotidiennement dans les diverses modalités qu’apportent les moteurs de recherche, bases de données, etc. en tant que moyen de recherche, de vérification et d’enrichissement de l’information, etc. C’est d’ailleurs dans ce registre que se concentrent aujourd’hui le travail d’expérimentation de l’IA, notamment avec IA générative, comme le soulignaient les intervenants de la CNMJ 2024, à Lille. Karen Bastien, lors de cet atelier, rappelait bien le parallélisme entre l’apparition du web pour les journalistes et le recours aux outils de recherche à commencer par Google, dès 1998. Pour elle il y a « un parcours naturel d’apprentissage de ces outils web qui ont, petit à petit, conquis les rédactions et même donné lieu à des investigation inédites grâce à l’OSINT. L’IA générative ou en tout cas, les outils IA qui accompagnent cette démocratisation connaîtront certainement cette même phase d’acculturation pour s’insérer dans le process d’enquête, plutôt que dans le process d’écriture ».

Dès lors les questions que vont poser les journalistes et que posent avec force les plus jeunes, sont celle des choix des hiérarchies et des effets qui vont en découler dans l’organisation du travail : dégager du temps sur les tâches répétitives, afin d’en gagner pour l’échange interpersonnel et l’observation sur le terrain, pour l’analyse et l’interprétation ou de manière très triviale accélérer le traitement et le volume de nouvelles traitées, pour déboucher sur ces notions de cadences (nombre de papiers à la journée, à la demi-journée…) largement dénoncés. Soit le fait que la question des IA est moins celle des performances des outils, de l’apprentissage de leur maîtrise – « On n’a pas peur des outils » disent les jeunes, au regard de l’expérience qu’en a Olivier Aballain, directeur adjoint de l’ESJ de Lille – que celle de leur place dans l’organisation du travail ; et de la mise en perspective des biais que peuvent contenir les algorithmes dans le traitement d’un sujet donné. Aucun des jeunes journalistes n’a placé l’IA, en tant que telle, ni aucune technologie – d’ailleurs cette génération a toujours vécu de plain-pied avec le numérique – comme problème de fond dans leur expérience professionnelle, alors que pratiquement tous interrogent les choix de méthode des hiérarchies, comme d’organisation des rédactions.

Référencement et datas relatives aux audiences :

Cependant la question de l’accélération ou des cadences, n’est aux yeux des jeunes journalistes qu’un volet des impacts des IA sur leur travail. Un sujet s’impose davantage à leurs yeux qui est celui du cadrage, de fait, de leur activité, via le référencement, l’appel aux différentes données de connaissance de l’audience – les Indicateurs Clé de Performance ou KPI (Key Performance Indice) -, les conditions de recours aux réseaux sociaux, qui vont interférer directement sur le format de l’information produite, jusqu’aux choix d’angles et de sujets, en lien direct avec les outils d’analyse et d’optimisation des audiences. Le sujet n’est pas complètement nouveau, puisque Google Analytics fait son apparition en 2005. Toute la question en revanche se situe davantage dans la place et le rapport qu’entretiennent ces outils dans leur pratique éditoriale.

D’aucuns, parmi les jeunes journalistes vont ainsi évoquer des conférences de rédaction où dominent les chiffres de performance, comme principal critère d’évaluation d’un article, d’un sujet, d’un angle. « Les algorithmes sont devenus nos véritables rédacteurs en chefs » pourrait-on dire, en paraphrasant plusieurs d’entre eux. Dès lors, l’impact des modes de recours à l’IA sont à leurs yeux parmi les principaux facteurs d’une perte d’autonomie professionnelle, en même temps qu’une source de conformisme et d’appauvrissement éditorial. Pour mémoire dans le rapport Cision, le panel international de journalistes interrogé voit comme principale menace liée à l’IA, la tendance des hiérarchies « à présumer le succès (d’un article), en fonction du chiffre d’audience… ainsi que les liens directs pour générer des revenus ». Et ces journalistes voient « l’adaptation des comportements de l’audience en matière de consommation média… comme un des plus grands défis » pour les journalistes. Le sujet est peut-être d’autant plus aigu pour les jeunes, qu’ils pointent fréquemment le manque de compétence de leurs chefs dans la connaissance et la maîtrise des dits outils.

Une opportunité de réinterroger les choix d’organisation et de process de production :

Comme le suggère Karen Bastien lors de l’atelier « Les défis posés par l’IA et la formation des journalistes » de la CNMJ 2024, l’expérimentation et la réflexion concernant les outils d’IA générative devraient être l’occasion d’une analyse des outils, manières de travailler et modes d’organisation des rédactions. Le problème est que comme le soulignent les entretiens des jeunes journalistes, cette analyse, si elle se fait, confrontera à des arbitrages difficiles dans nombre d’entreprises de médias, tant les contextes économiques sont tendus, voire dangereusement dégradés. C’est ce que pointait la tribune du Monde, à propos de la Charte, dite de Paris, en recommandant que « le rythme d’adoption des technologies les plus transformatrices ne devrait pas être dicté par la pression concurrentielle ». Car, la polarisation sur les datas d’audiences, outre des partis pris de certaines directions, n’intervient pas par hasard, alors que les stratégies d’abonnement sont à la peine et que la rémunération des contenus gratuits ne cesse de fondre. Le phénomène est particulièrement sensible en presse régionale aujourd’hui, par exemple, comme le soulignait le focus du Baromètre social 2024 des Assises du journalisme, puisqu’en 2023, le recul du chiffre d’affaires publicitaire du média était en retrait de 16,7% au regard de 2019 selon les chiffres IREP-BUMP. Il est d’ailleurs frappant d’entendre l’inquiétude récurrente des jeunes journalistes en PQR, relative à la disparition de leur média.

Décidément le sujet de l’IA dans les rédactions ne saurait se réduire à un enjeu industriel, d’impératif technologique, voire de nombre d’emplois journalistiques. Il est directement connecté à la question de l’information que nous voulons. D’abord « Repousser les assauts du faux, du fake et du vraisemblable », selon la formule de Nicolas Becquet. Mais au-delà revenir à la question du sens du métier pour les journalistes, revenir surtout au rôle et à la place de l’information dans nos sociétés. Et cela dépasse largement le cadre des seules entreprises de médias. Il est essentiel de le poser au moment où les EGI arrivent à leur terme, sans qu’un véritable débat public n’ait pu s’ouvrir dans le corps social à propos de ces enjeux.

Jean-Marie Charon est sociologue, chercheur associé au CEMS – EHESS, auteur de « Jeunes journalistes – l’heure du doute », Entremises éditions, 2023.

Remerciements à : Karen Bastien, Nicolas Becquet, Laetitia Beraud, Cédric Motte et Sarah Younan, pour leur relecture attentive et leurs conseils.

Illustration Asier Sanz

 

 

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