L'Observatoire des médias

Jeunes journalistes : de la précarité « subie » à la « pige choisie »

Dès leurs premières demandes d’information sur le journalisme le sujet s’est imposé à eux : la précarité. Ils savaient donc que la pige, les enchaînements plus ou moins réguliers de CDD, voire des statuts encore plus problématiques tels que l’autoentrepreneuriat, voire les intermèdes au chômage, s’imposeraient comme une sorte de sas d’entrée dans la profession. Leurs formateurs en école de journalisme ne les ont, à cet égard, pas rassurés non plus, présentant cette étape comme une forme de période d’initiation, à laquelle il fallait se préparer et tenter d’en faire un moment de découverte, aussi pénible soit-il au niveau du vécu. Et, de fait, personne n’accède désormais directement à un poste de CDI, quel que soit le parcours de formation. Le problème est qu’une petite dizaine d’années plus tard, les choses n’ont pas beaucoup changé pour une part significative d’entre eux.

 

Deux sur trois :

Au regard des chiffres de la Commission de la carte de presse, deux journalistes sur trois, pour les trente ans et moins de trente ans, n’ont pas de CDI, et cela quels qu’ont pu être les parcours d’entrée dans la profession. De fait le chiffre minore la réalité des premiers pas dans la profession, puisqu’une part significative de ceux qui ont emprunté les différentes voies d’accès au journalisme ne détiennent pas encore, ou n’auront peut-être jamais ladite carte de presse. Ce sont ceux qui constituent « la zone grise », selon les termes des observateurs.

L’enquête emploi de l’INSEE dénombre 59 600 personnes déclarant le journalisme comme profession principale. Un tel chiffre est difficile à interpréter tant il peut amalgamer des emplois qui échappent à la définition de la profession dans le sens où il se situe dans des cadres extérieurs aux médias d’information, à commencer par la presse institutionnelle des collectivités locales (communes, départements, régions), voire chambres consulaires (CCI, chambres d’agricultures, etc.).

Cependant lesdites zones grises comprennent également des journalistes produisant une information pour des médias d’information, mais dans des conditions qui ne leurs permettent pas l’obtention du sésame de la profession : parmi les plus jeunes, il y a d’abord les pigistes dont les revenus n’atteignent pas encore le minimum requis, qui pour un certain nombre d’entre eux cumulent d’ailleurs leur activité avec un travail d’appoint (surveillant, barman, vendeurs dans l’habillement ou la librairie, etc.). De la même manière certains ne peuvent éviter le paiement sur facture (autoentrepreneur) ou un statut d’intermittent du spectacle (pour des sociétés de production) ou encore des rémunérations en droit d’auteur (pour des mooks notamment). Il faut enfin rappeler qu’un certain nombre de sites d’information, voire de chaînes YouTube qui emploient des « journalistes » ou « rédacteurs » ne permettent pas à ceux-ci d’obtenir la carte de presse, parce que ne relevant pas de la convention collective des journalistes, parmi ceux-ci L’Internaute, du groupe CCM-Benchmark, filiale du Figaro ou encore Hugo Décrypte, à qui le Président de la République peut offrir une longue interview en direction d’un public jeune. Toutes ces situations se retrouvent en effet dans le panel de l’enquête sur les jeunes journalistes – « Jeunes journalistes – l’heure du doute » –

 

Fragilité :

En quoi la précarité constitue-t-elle un exercice particulier du journalisme ? De fait celle-ci ne recouvre pas les mêmes réalités, selon que l’on entre en activité ou que l’on a déjà un certain capital d’expérience dans le métier, y compris en rédaction, en CDD, voire en CDI. Dans le premier cas, il sera surtout question de « pige subie » et de CDD qui vont se renouveler plus ou moins régulièrement. Dans le second cas, les intéressés, se revendiqueront de la « pige choisie », qui pour certains peut s’exercer à plusieurs, au sein de « collectifs de journalistes ».

En quoi la précarité « subie » a un impact direct sur les conditions d’exercice du métier ? Si l’on se réfère aux réponses données dans le panel de l’enquête « jeunes journalistes », les premiers sujets qui s’imposent pour décrire cette forme d’emploi sont insécurité et solitude. L’insécurité tient à l’imprévisibilité de l’activité du pigiste (les articles à trouver) comme des CDD (plus ou moins longs, renouvelés ou non, pouvant se succéder d’une rédaction à l’autre). Cette imprévisibilité porte immédiatement sur les revenus espérés, sur le contenu du travail, l’ambiance du travail (très variable d’une rédaction à l’autre, le style de l’encadrement), sans parler du lieu de vie. Au sortir d’une alternance à France 3, par exemple, les CDD proposés, des années durant, pourront se situer le même mois, en Normandie, en Occitanie, voire en Savoie… sachant que ceux-ci ne pourront pas excéder 180 jours par an. D’aucuns trouveront d’autres entreprises pour couvrir les périodes outre ces 180 jours, parfois il n’y aura pas d’autres alternative que de de se tourner vers France Travail.

L’imprévisibilité et la difficulté, surtout au cours des premières années à trouver suffisamment de commandes de piges ou d’avoir une régularité suffisante dans les successions de stages, conduit assez souvent à rechercher des activités de complément, qui peuvent être assez loin du journalisme, mais offrant une certaine disponibilité horaire, comme le temps partiel, la surveillance de classes, la vente ou encore le service en bar ou en restauration. Assez nombreux sont ainsi ceux qui ne peuvent se maintenir dans le journalisme dans un premier temps, que par ce cumul des tâches, fusse au prix d’une fatigue, voire de problème de santé.

La solitude quant à elle s’impose dans l’exercice de la pige. Il n’y a plus de médias qui réservent des espaces de travail pour les pigistes qu’ils emploient. La documentation devra se faire via les ressources du numérique, quant à l’écriture, réalisation du sujet, elle se fait essentiellement au domicile des uns et des autres. C’est peu dire qu’il y a une transition difficile à vivre entre la sortie des études avec le travail en équipe au sein des écoles, voire des stages en rédaction et la confrontation à un travail solitaire, au sein de logements souvent exigus, tant les conditions de rémunération, permettent difficilement d’accéder à des logements spacieux, facilement aménageables en espaces de travail. Il est fréquent que cette question de la solitude à vivre figure parmi les motifs invoqués pour rejoindre des collectifs de journalistes. Elle figure aussi, hélas, parmi les explications données par ceux qui connaissent des épisodes dépressifs ou des burn-out.

 

Travailler plus pour gagner moins :

L’insécurité place les jeunes journalistes dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis des hiérarchies et des commanditaires. Il est difficile de rejeter une consigne, fut-elle en dépassement des horaires, supposant des conditions d’exercice insatisfaisantes, voire même hors-déontologie, pour celui qui craint en permanence le non renouvellement d’un CDD ou encore de ne plus se voir accepter ou proposer de pige par une rédaction. Dès lors peuvent en découler des temps de travail excessifs, des « journées sans fin », au sens ou celle-ci n’est jamais précisée. Impossible pour beaucoup d’invoquer un droit à la déconnexion, à commencer pour ceux qui travaillent avec leur smartphone personnel. En effet, pour de nombreux chefs « un journaliste doit être prêt à exercer sa profession 90% de son temps ». Il ne peut être question pour eux de ne pas répondre sur leur portable, tard en soirée à 22 voire 23 heures. Et nombre de sources sont d’ailleurs à l’unisson de cette conception : « Vous êtes vraiment journalistes ? ».

Et pourtant dans nombre de cas la précarité, en tout cas « la pige subie » rime avec des rémunérations extrêmement basses. Bien souvent au-dessous du SMIC : « J’essaie de gagner minimum 900 euros par mois ». Comment se loger, notamment à Paris et ses environs, la plupart des emplois de piges étant situés dans la région ? Nombreux sont ceux qui parlent alors de « galère », y compris pour se soigner, se nourrir. D’aucuns vont alors cumuler avec d’autres emplois pour « tenir ». Sauf que le surengagement physique et psychique doublé d’un déficit de reconnaissance, produisent des effets délétères : recours à des médicaments, voire des stimulants, pour travailler, aide psychologique, sans parler du nombre très préoccupant de burn-out précoces.

 

Quitter ?

Dans ces conditions la précarité apparaît comme l’un des facteurs principaux qui conduisent les jeunes journalistes à quitter la profession. Les successions de CDD sans fin, souvent interrompues de périodes de latence, les piges trop peu nombreuses, rémunérées à des tarifs qui ont peu de rapport avec le temps passé à les rechercher, préparer et réaliser, etc. Au bout de quelques années, faute de perspectives, la décision se fait de se tourner vers une autre voie, d’autant que les études nécessaires pour accéder aux écoles de journalisme, permettent des reconversions moins difficiles, que pour leurs confrères plus âgés.

Au-delà ou se combinant à la précarité, le manque d’intérêt du travail, les consignes contradictoires avec les valeurs professionnelles et surtout les motivations de départ, peuvent également conduire au choix de renoncer aux rédactions, mais pas au journalisme. Ceux qui font ce choix, pour retrouver le goût du métier, parlent de « pige choisie ». Celle-ci ne peut se tenter qu’avec une certaine expérience professionnelle et un bon capital de contacts parmi les responsables de rédactions, potentiels commanditaires de piges. Il faut aussi un bon « carnet d’adresses », notamment dans un domaine de spécialisation, parmi lesquels se trouveront les sources à venir. La viabilité de cette pige choisie se situe en effet dans la qualité de ces contacts qui rendront enquêtes, reportages, dossiers spécialisés, etc. réalisables dans des conditions temporelles et matérielles compatibles avec les niveaux de rémunérations. Même si, il faut reconnaître que la pige choisie a un prix, celui d’une relative frugalité financière.

Pige choisie en collectif de journaliste :

Cette frugalité, l’insécurité qui guette, le poids de la solitude, encore, etc. conduisent depuis quelques années des pigistes ayant choisi ce statut à se regrouper. Cela peut être éphémère, sur un projet d’enquête ou de reportage lourd. Cela se fait également de manière plus permanente au sein de collectifs de journalistes. Au sein de ceux-ci, les journalistes sont souvent peu nombreux, soit une dizaine, voire moins, rarement jusqu’à une vingtaine. L’organisation d’une première rencontre d’un peu plus d’une vingtaine de ces « collectifs de journalistes », lors des dernières Assises du journalisme à Tours – « Le journalisme : un sport collectif ? »  – a pu, outre leur vitalité, pointer toutes ces cases du soutien dans l’exercice du métier : entraide, attention portée lors des moments de fragilité, mise en commun de moyens (parfois de locaux), suivi de l’actualité, recherche à plusieurs d’opportunités, définition de sujets plus lourds réalisés à plusieurs, réalisation de contenus d’information, hors médias (livres, films, expositions, etc.), développement d’activité d’EMI, etc. Tous ne sont pas jeunes journalistes, mais nombre de jeunes journalistes sont attirés par ces expériences, souvent les rejoignent, voire créent de nouveaux collectifs (comme récemment Enketo à Lyon). Les collectifs n’ouvrent sans doute pas la porte à la prospérité financière en revanche, ils sont porteurs de projets et réalisations d’une information ambitieuse et riche.

 

24 collectifs de journalistes ont participé à la préparation et à la réalisation de la première rencontre de ceux-ci en mars 2024. Depuis leur activité se poursuit sur différents projets d’outils, de réalisations, voire l’organisation d’une structure à terme, éventuel « Hyper-collectif de journalistes ». Voici donc une première liste de ceux-ci : Albert London, Antidotes, Argos, Au-dessus de la rumeur, Champ libre, Extra Muros, Hors cadre, Enketon, Hors format, La Fourmilière, La friche, Les incorrigibles, Les journalopes, Le Terrier, Longshot, Presse-Papiers, Sillages, Solvo, Sources, Splann !, Tu piges, WeReport, Youpress. [contact : romain.mielcarek@gmail.com, marjolaine.koch@gmail.com]

 

Jean-Marie CHARON

Sociologue, spécialisé dans les médias,
auteur de « Jeunes journalistes – l’heure du doute »,
Entremises éditions.

 

D’autres articles par Jean-Marie CHARON sur l’Observatoire des Médias