Retour à Londres cette année où se tenait l’événement média Newsrewired, organisé par le site britannique Journalism.co.uk. L’Observatoire des Médias a pu y rencontrer Jakub PARUSINSKI, co-fondateur et directeur financier du média Kyiv Independent, une publication anglophone de premier plan couvrant l’Ukraine. Jakob est également rédacteur en chef de The Fix, un média / think tank ayant pour ambition de traiter le sujet médiatique au niveau européen.
Gilles BRUNO : Selon vous les app de médias devraient s’inspirer des app de banques?
Jakub PARUSINSKI : En fait je pense que les médias doivent s’inspirer des autres industries. C’est très important : les médias sont une industrie qui n’a pas toujours été capable de suivre les développements technologiques et économiques, une industrie qui n’a pas tellement d’argent à investir dans des nouveaux produits digitaux par exemple, et par conséquent il y a des industries qui sont en avance par rapport à elle. Le cas des applications bancaires est assez intéressant.
Pourquoi les banques devraient-elles être tellement aimées par le public? On ne pense pas aux applications mobiles de banques quand on pense aux applications qu’adore le grand public.
Et pourtant si on regarde les commentaires et les notes qu’obtiennent ces app dans les stores on voit que les banques sont vraiment très bien notées et c’est parce notamment ils investissent beaucoup dans le marketing : ils comprennent quelle est l’utilité qu’elles apportent aux à leurs utilisateurs, elles ont un branding qui est très proche des gens. C’est la banque du coin même si en réalité elle est digitale et est basée à San Francisco. On a l’impression que c’est une entité qui est très proche de nous.
Et je pense que ce n’est pas vraiment le cas pour les médias. Les médias sont perçus comme distants. Ils ont un positionnement un peu élitiste, ce qui ne représente pas la majorité des gens, et pour eux il est difficile de construire des relations avec le grand public, avec des gens de différents background. Les médias sont encore perçues comme des entités basées dans la capitale avec une certaine culture…
GB : Vous avez un œil sur ce que font aussi les groupes de presse en France. De quoi doivent-ils s’inspirer ?
JP : Il y a un vrai doute sur la capacité des organisations médiatiques, et on le voit notamment à travers leurs applications mobiles, de trouver le contenu qui soit vraiment adapté au lecteur.
Et si on regarde ceux qui le font le mieux c’est l’équipe TikTok. C’est TikTok, mais avant ça il y avait [toujours chez ByteDance] une application dédiée aux news : cela s’appelait TouTiao, qui fonctionne encore mais elle a eu des petites embrouilles avec le parti communiste et qui ne se développe plus aussi vite qu’auparavant.
Avec TouTiao on parle de solutions qui techniquement sont capables de trouver parmi des millions de contenus ceux qui sont vraiment proches de ce dont un individu concret a besoin, et si on regarde par exemple ce que fait Google News, la personnalisation a fait des progrès : pour quelqu’un comme moi qui travaille dans les médias, à un certain moment on s’informe moins car on lit trop, et lorsque j’ouvre Google News je trouve qu’il y a quelque chose qui m’intéresse vraiment. Je ne dis pas que c’est forcément de la curation qui est parfaite pour moi, les contenus ne sont pas toujours informatifs, mais je tombe aussi sur des divertissements que je trouve intéressants.
Google me connaît mieux que quelque média que ce soit et par conséquent je pense que c’est l’une des directions dans lesquelles les médias doivent aller et donc investir. D’ailleurs le Globe & Mail canadien ont une application qui s’appelle « Sophi » qui personnalise la front page de leur média pour les les internautes et cela marche plutôt pas mal.
GB : La personnalisation poussée de la home, comme le « pour vous » de Twitter ou le « pour toi » de TikTok, cela nécessite beaucoup d’investissements…
JP : Je pense oui et je pense que dans le futur cela veut dire qu’il y aura probablement moins de médias parce que ce n’est pas quelque chose que tout le monde peut se permettre. Cela veut dire quand même des investissements importants en personnel, en développeurs et en big data. Mais selon moi dans les années qui viennent on va avoir une bataille entre la curation des plateformes sociales et celle réalisée par les médias. Et dans cette bataille médiatique, moi, en tant qu’ancien journaliste je suis plutôt du côté des médias ! J’aimerais bien qu’ils aient les outils pour pour se battre à armes égales.
GB : Certains prônent l’alliance entre groupes de médias différents, pour être plus forts vis-à-vis des plateformes. Un peu naïf, non ?
JP : J’allais dire justement la même chose : enfin c’est une bonne idée mais c’est un petit peu naïf quand même de penser que des médias qui sont très très compétiteurs vont s’allier. Après s’être faits la guerre une centaine d’années, je ne pense pas.
[GB] : Alors est-ce que je peux vous apprendre quelque chose? J’ai travaillé à Libération pendant un petit peu moins de 10 ans et il y avait eu un projet [Paris Avenue] qui n’avait pas abouti mais qui avait commencé entre figurez-vous Le Figaro et Libération, qui sont deux opposés au niveau politique mais qui là ont voulu collaborer au niveau de la culture. C’est vrai qu’aujourd’hui ce projet-là ne pourrait pas voir le jour. Et donc pour vous la solution qui pourrait être trouvée pour ces médias pour avoir des sous c’est quoi ? C’est de demander à Google et Facebook ? C’est quoi ?
JP : Je pense que la solution est un petit peu plus brutale. Bon c’est vrai qu’il y a de la collaboration qui se passe entre les médias mais pour que les projets aboutissent tout le temps et qu’on construise quelque chose de vraiment grand dans ce marché fragmenté on a besoin de fusions.
Si l’on observe le marché des nouvelles en anglais, le New York Times a fait des études et il y a à peu près 100 à 150 millions de personnes qui sont prêts à payer pour lire l’actualité. Le New York Times a 10% du marché. Quel autre marché a un leader qui détient 10% ? C’est quand même assez rare et c’est plutôt le cas dans les PME. Donc je pense que la collaboration peut exister, oui, mais avant il y a des fusions qui doivent avoir lieu, des acquisitions. On aura des médias qui vont se faire avaler par les plus grands, d’un côté c’est triste parce qu’on est très attaché à nos journaux, mais pourquoi pas un modèle un peu plus Unilever dans les médias ?
Comment contrôler ces géants qui vont apparaître? L’exemple le plus flagrant je crois, c’est NewsCorp. Tout le monde n’est pas fan de NewsCorp, et tout n’est pas parfait, mais je pense que c’est la direction dans laquelle on doit aller.
Si on peut essayer de gérer ça un petit peu, peut-être qu’on peut éviter le pire en maintenant une certaine pluralité entre les groupes médiatiques mais je pense que la consolidation c’est la direction vers laquelle faut aller.
GB : Pour financer les médias, on voit un peu partout fleurir des milliardaires qui deviennent des magnats des médias. Niel, Kietinsky, Saadé…
JP : C’est quoi le moindre mal ? C’est d’avoir des milliardaires qui sortent des médias ? Peut-être qu’il faut établir entre les groupes des relations pour devenir comme une industrie.
Beaucoup de gens ne vont pas les aimer mais peut-être faut-il construire nos propres oligarques, c’est une des façons. Une manière d’y arriver est d’essayer d’influencer le marché de telle façon que par les régulations,
par les activités des des médias eux-mêmes, qu’il y ait des holdings de médias mais qui soient transnationales. Par exemple Mediahuis, le holding flamand : ils sont établis maintenant dans plusieurs pays, je crois qu’ils sont en Irlande, aux Pays-Bas et plus encore… Si on a une dizaine de holdings comme ça au niveau européen, mais qui possèderaient des médias dans beaucoup de pays, on pourrait d’une certaine façon maintenir un peu de pluralité, sans tomber sous l’emprise de quelques individus…
GB : et tout ça avec, non pas une surveillance mais avec l’Union européenne qui pourrait donner quelques règles ?
Je pense oui, même si je suis pas fan de d’une « over regulation », chaque fois que l’on dit « Bruxelles » ça fait un petit peu peur, mais oui pourquoi pas c’est quand même la responsabilité de construire un marché qui soit équilibré.
Et encore une fois le cas des pays baltiques est très intéressant : là nous avons à peu près 3 holdings qui ont des médias mais dans chacun des pays.
Donc en fait il y a de la compétition, il y a des médias puissants et tout cela au sein de pays qui ont une des populations très très petites. La Lituanie c’est 3 millions et l’Estonie c’est 1 million, et construire des holdings médias dans des environnements comme cela n’est pas une chose facile, mais si les baltes ont réussi pourquoi ne pourrait-on pas le faire à un niveau un peu plus européen ?
Créateur et rédacteur en chef de L'Observatoire des Médias. Journaliste, consultant. Conseil strat. digitale. Intervenant : ESJ-CFPJ-IPJ-CELSA. Ex Libé, LePost.fr.